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André Breton, rue Fontaine : le cadavre boira-t-il encore le vin nouveau ?

Sarkis, 72 vitraux au château de Chaumont-sur-Loire © ppc

Pendant plus de 40 ans, de 1922 jusqu’à sa mort, en 1966, André Breton a rassemblé dans son appartement de la rue Fontaine des milliers d’objets. Du 7 au 17 avril 2003, ce sont près de 400 tableaux, 3500 livres, 1500 photographies, 150 pièces d’art primitif, et des centaines d’autres objets qui ont été vendus dans les salles de l’hôtel Drouot. Mais qu’avait-on réellement dispersé ? Un fatras d’objets ? Une collection ? Un poème-objet ? Ou plus simplement notre curiosité ?

Château de Chaumont-sur-Loire, Vitrail de Sarkis © www.philippepataudcélérier.com

Sculptures, racines, fétiches, bénitiers, peintures, minéraux, insectes, poupées hopi formaient dans l’ancien appartement d’André Breton un étonnant cabinet de curiosités (1). En apparence seulement, car ce lieu, loin de ressembler à ces cabinets du XVIIIe siècle, tenait davantage de ces espaces où les gens et les choses travaillent en commun pour un même ouvrage. Breton, rappelle Yves Bonnefoy, ne « rassemblait pas des objets, mais reconnaissait des présences ». Le cabinet était un atelier d’artiste, un de ces chantiers où s’élabore, dans le dérèglement du sens, la curiosité (Art Tribal, 04, hiver 2004).

Beuys, Fondation du Doute, Blois © ppc

Si l’histoire des objets est toujours l’histoire de la curiosité, (« Curiosus, cupidus, studiosus : l’attention, le désir, la passion du savoir » (2)), celle-ci relevait chez Breton moins de la nature de l’objet que de l’état de curiosité du sujet : le poète à l’œuvre. Ainsi, à côté des choses qui nous rendent banalement curieux, en raison même de leur statut – objet d’art, objet exotique, objet rare -, s’en trouvaient d’autres fonctionnelles, usuelles, dépourvues de tous traits originaux, exception faite de ceux de la banalité, puisque c’est de celle-la même que Breton nous rendait curieusement curieux. La curiosité devenait un objet de curiosité à part entière. Le regard précédait la chose regardée. Breton était dans tous ses objets et les objets dans tous leurs états. Car tous les sujets, sous l’angle d’étranges combinaisons, pouvaient surgir au coin de chaque objet. Les objets domestiques devenaient même des plus sauvages, à l’image de ces fers à repasser hérissés de clous, par Man Ray.

Pour réussir pareilles greffes, encore fallait-il disposer d’un terreau propice. L’espace habité par Breton fournissait un puissant ferment. Tournés, retournés, détournés de leur sens, de leurs formes, les objets « a-raisonnés » par les correspondances insolites provoquées par le poète, – dans cette filiation toute « Lautréamontesque » : « Beau comme la rencontre fortuite, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie » -, se mettaient soudain à dialoguer sans retenue, éveillant, réveillant l’imaginaire jusqu’à notre inconscient.

Manit Sriwanichpoom, Art Paris Art Fair, mars 2014 © www.philippepataudcélérier.com

Polymorphes, polysémiques et soudain polyglottes, les objets s’interpellaient sans préjugés (le lisible fréquentait le visible sous la forme par exemple d’un poème-objet) ni hiérarchie de quelque ordre qu’elle fût : entre nature et culture (un galet de plage croisait une peinture de Chirico), entre cultures de différentes civilisations (un battoir à tapa et un moule à hostie), ou entre différentes conditions sociales (artisan et artiste) d’une même culture. Ainsi les objets les plus humbles pouvaient coudoyer les plus sophistiqués, un porte-bouteilles tutoyer une sculpture, une cuillère en bois, un masque à transformation (3), dans une opération digne de cet atelier « où les objets ainsi rassemblés, expliquait Breton, ont ceci de commun qu’ils dérivent et parviennent à différer des objets qui nous entourent par simple mutation de rôle ».

Clet – Sans interdit ©  www.philippepataudcélérier.com

L’atelier devenait ce champ magnétique dans lequel les objets, dépassant leur signification initiale, se révélaient à nous autant qu’ils nous révélaient à nous mêmes « tant il est vrai, disait Breton, qu’on ne trouve que ce dont on éprouve en profondeur. » Ainsi l’atelier, à l’instar de ces « champs de force créés dans l’imagination par le rapprochement de deux images différentes », produisait ces sels d’argent qui développent les objets qu’on « n’aperçoit qu’en rêve » et font aussi monter les Cadavre exquis (4).

Que soit l’issue © www.philippepataudcélérier.com

Pour être de l’art à l’œuvre, l’atelier – lieu de recel aussi pour les détournements de sens ? – n’en était pas moins une œuvre d’art à part entière ; une forme d’expression composite – étaient incorporées des œuvres préexistantes – autant qu’une œuvre collective créée sur l’initiative du poète et dans laquelle se fondaient les contributions personnelles des différents auteurs, connus ou anonymes, parmi lesquels se mêlait aussi le hasard objectif (5). Bref. Si l’Etat reconnaissait dans le « mur » de l’atelier,  une « extraordinaire œuvre d’art total  (6) » :  200 pièces acquises et  présentées au centre Georges Pompidou dans la mise en scène du poète -, il ne voyait pas dans l’atelier le même statut et ses droits inhérents dont le respect à l’intégrité. L’atelier, sorte d’anthologie de la diversité du monde portée par la singularité d’un regard, et portant tout entier l’empreinte de la personnalité de son auteur, pouvait être dispersée sans scrupules. Resterait le  « mur » comme échantillon d’imaginaire mais bien étrange citation d’une œuvre qui n’existe plus.

« Si ce sont les plumes qui font le plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage », répétait Max Ernst. « L’Etat avait le devoir de se fixer une philosophie et une ligne, déclare Jean-Jacques Aillagon : ne pas tout acheter mais bien acheter afin de renforcer des ensembles déjà constitués (7). » Et ce, on l’aura saisi, quitte à couper la parole prise par les objets. « Lorsque les statues commencent à devenir des statues, les collections muséographiques commencent », écrivait Malraux. Mais les objets cessent souvent d’être ce qu’ils sont pour devenir autre chose. Chaque chose a sa place mais moins de place dans chaque chose. Le sens est menotté, l’imaginaire garrotté. Les peintures sont conduites au musée d’art moderne, les objets tribaux au musée d’art premier. Et les moules à gaufre ou à quatre hosties ?  Au musée de l’outillage ou des arts déco ? Chacun son affectation, son unité, sa discipline, sa maison d’arrêt. Plus de mixité. L’objet est là, chosifié, muséfié. Sans contexte ni paroles autres que la voix de l’institution et cette dernière a les moyens de faire parler. Supplice de la cimaise ? On prie pour un crucifix soudain admiré. Que vont entendre les visiteurs ? Autre chose que ce que Breton faisait dire à ses objets. Sans doute, peut-être. Trop tard.

L’art est-il utile ? – Ben – inauguration de la Fondation du doute, Blois, 2013 © ppc

Les objets sont segmentés par thématique, divisés par période, rassemblés par linéaire. Exit cette culture de hasard qui nous rend toujours plus curieux en nous faisant rencontrer dans une entité surréaliste des objets et des confrontations dont on ne soupçonnait pas même l’existence : moule à oublie, atrebates des îles de Bretagne, curiosolites, plaquette divinatoire batak. Exit cet appartement-témoin d’un paysage étrange où les objets, dans leur « exaltation réciproque », marquaient le relevé topographique d’un espace d’imaginaire à venir pour tout un chacun. Moins d’un musée plus exhaustif c’est de poésie et de regards pas seulement de choses regardées dont nous avons besoin. « La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas de notre pouvoir d’énonciation ? » interrogeait Breton.

L’atelier était une œuvre d’art total au sens où on le dit d’un fait social (8). Il racontait l’histoire de Breton, les murs portaient le parcours de sa vie,  inséparable du surréalisme et partie prenante du XX e siècle et là aussi était sa puissance. « Jamais en France, ont martelé certains, une école de poètes n’avait connu de la sorte, et très consciemment, le problème de la poésie avec le problème crucial de l’être. » Les objets collectés par les explorateurs ne constituent-ils pas de précieux témoignages, autant sur les sociétés visitées que sur les visiteurs visitant avec leurs projections d’imaginaire, de phantasmes et de préjugés ? Un jeu de miroir instructif pour nombre d’ethnographes, d’historiens et de sociologues, qu’aucun ne songerait à briser. Les expéditions scientifiques ont souvent composé la matière première des musées ethnographiques.

Je vois, j’imagine © www.philippepataudcélérier.com

C’est un peu tout cela qui a été dispersé au gré des préemptions étatiques et des achats de collectionneurs. Peut-être, objecteront certains, que cette dispersion va enrichir d’autres cabinets de curiosités, fomenter d’autres investigations du monde ? Peut-être. Mais les sommes astronomiques déboursées pour les enchères ont montré que l’on n’a pas plus défié la raison que l’imagination. L’objet du désir, source d’invention, a bien souvent été étouffé par le désir d’objets, source de possessions. La passion du connu, la certitude de l’appartenance, ont éclipsé l’incertitude de la curiosité, de l’inconnu. L’essence de l’objet était tout entière dans son sujet : Breton comme une marque, une appellation d’origine contrôlée,  attestait de la qualité, lui qui ne revendiquait que  les choses d’origines incontrôlées. « Il faut faire confiance aux artistes : les plus grands ne se trompent pas quand ils se font collectionneurs » pouvait-on entendre. Pour les plus riches, Breton était un objet de spéculation. Pour les revenus plus modestes, un sujet de fétichisme. Le poète était dans tous ces galets, dans tous ces paniers, (adjugés entre 400 et 450 euros). Mais dans quel regard était celui qu’il posait ?

© capture d’écran / DR

« Pourquoi ceux qui reproduisent la nature se trompent-ils, alors que ceux qui reproduisent l’imagination ne se trompent pas ? », interrogeait William Blake. Peut-être parce qu’on ne peut inventer deux fois la même chose. L’imaginaire n’est pas une rente et ce n’est pas à la science non plus que l’on doit la découverte de l’inconscient. Mais indéniablement, l’atelier composait une forêt d’indices : non pas tant pour voir d’autres choses que pour voir autrement ces mêmes choses souvent présentées ailleurs. Une petite lanterne éclairée en contrepoint des cimaises éclairantes. « Dans quelle mesure l’indigence de la végétation européenne n’est-elle pas responsable de la fuite de l’esprit vers une flore imaginaire ? (9) » demandait Breton. Cette interrogation nous rendrait optimiste à l’aune d’une culture globale qui élève les regards au grain, de ce grain d’images peu sensible à la diversité du monde. Et pourtant, la dispersion de l’atelier a bien eu lieu. Qui se souvient de ces boîtes à curiosités qu’on trouvait jadis sur le dos des colporteurs, le plus souvent des Savoyards, partant sur les routes pour cultiver la curiosité ? L’art à venir n’est jamais là où on le trouve, plus souvent là où il s’invente, sur le seuil même de notre curiosité. Je vois, j’imagine ! », pousuivait Breton. Le regard, le regard, moins la chose regardée.

Philippe Pataud Célérier © texte et photographies

Paru dans la revue Art Tribal, hiver 2003.

Notes :

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