Quand l’Inde se regarde en peintures

Quand l’Inde se regarde en peintures

Encore trop peu connu, l’art indien contemporain s’est profondément renouvelé ces dernières décennies. Si certains artistes suivent avec opportunisme les demandes du marché mondial, beaucoup développent une vision originale, plongeant dans les racines historiques du pays et pointant les tares de la société : déshumanisation, misère des paysans, condition féminine… Une liberté d’expression qui au fil des décennies s’est réduite comme une peau de chagrin à l’aune d’une laïcité contextuelle progressivement vidée de son essence par les anathèmes religieux et les susceptibilités ethniques.

Tara de Ravinder Reddy, Paris Delhi Bombay, Centre G. Pompidou, 2011 © ppc
Tara de Ravinder Reddy, Paris Delhi Bombay, Centre G. Pompidou, 2011 © ppc

L’oeuvre en impose. Le camion, grandeur nature, a été réalisé avec des dizaines de milliers de demi-sphères soudées les unes aux autres. Idem pour les passagers, qui, debout sur la plate-forme, écharpes et saris pris au vent, regardent droit devant eux avec cette froideur de billes inoxydables. Pareille dextérité surprend, tout comme interroge l’apparence « bling-bling » d’un camion transportant des travailleurs ruraux gagnant la ville. La réponse est dans les rétroviseurs : deux écrans vidéo, en lieu et place des habituels miroirs, diffusent le trajet emprunté par le camion. Et le contraste est violent entre les promesses de richesse qu’incarne et fait miroiter le véhicule et la réalité filmée de ceux qui vivent au bord des routes. Le camion serait-il un leurre ?« Regardez dans les rétroviseurs. Combien de migrants ont eu les moyens d’habiter ces villes qui pourtant ne peuvent se faire sans eux ? »

Valay Shende a tout juste 30 ans. Et « son engagement est total »,confirment MM. Thierry Raspail et Thierry Prat, respectivement directeur du Musée d’art contemporain (MAC) de Lyon et chargé de projet. Ils ont déniché l’œuvre en cours de réalisation dans son atelier à Bombay. Quelques mois plus tard, le camion démonté, ses sept tonnes mises en caisse partaient enrichir le quatrième volet d’« Indian Highway », l’exposition très réussie du MAC (1). « Shende ne se préoccupe pas de savoir si ses œuvres croiseront des collectionneurs. Il cristallise les choses qui sont devant lui ; celles, souvent, qu’il ne veut plus voir », commente M. Raspail. La dernière installation de l’artiste présentait d’ailleurs, à la Sakshi gallery de Bombay, huit chaises vides autour d’une somptueuse table de réception ; au centre, une salière et une poivrière au contenu insolite : de la terre mélangée avec les cendres d’un cultivateur qui s’était donné la mort au Vidarbha, cette région aride du nord-est du Maharashtra, État souvent appelé Great Cotton Belt, la « grande ceinture du coton».

© ppc. Valay Shende devant son oeuvre, Musée d'art contemporain de Lyon
© ppc. Valay Shende devant son oeuvre, Musée d’art contemporain de Lyon

« Depuis des années, on compte environ un suicide toutes les huit heures dans cette région rebaptisée “Suicide Belt”. Pour les paysans surendettés, la mort est souvent la seule issue  (2). Ruinés, ils ne peuvent qu’apporter leurs sels minéraux pour assaisonner les plats de ceux qui nous gouvernent. Voilà ce que je voulais dire aux responsables politiques, souvent indifférents, quand ils ne sont pas de mèche avec les multinationales pour imposer aux cultivateurs des semences transgéniques encore plus coûteuses. Seuls les rares fermiers que j’ai pu aider financièrement sont venus voir mon travail », conclut Shende, tout à la fois amer et curieux de voir ses installations s’envoler pour deux musées scandinaves alors qu’elles ne peuvent être regardées là où elles pourraient avoir le plus d’effet.

« Il ne faut pas se leurrer : en dehors de ceux qui le produisent, l’art contemporain intéresse peu de monde », prévient Sarnath Banerjee, 39 ans, précurseur du roman graphique en Inde et dont le dernier ouvrage, The Harappa Files, publié en anglais, s’est vendu à plusieurs milliers d’exemplaires (3). Si l’on considère la classe moyenne, à supposer que cette catégorie sociale très protéiforme en Inde puisse partager un système de valeurs propre, celle-ci « se montre encore largement conservatrice et réactionnaire envers tout esthétisme et toutes formes nouvelles, quelles que soient les problématiques qui y sont attachées, confirme Ravi Agarval, documentariste. Les objets de consommation courante, si possible importés de pays occidentaux, sont beaucoup plus valorisants ». Pour chaque œuvre, il faut donc partir à la recherche du public, dialoguer avec lui, le sensibiliser, le former, compenser en fait les carences d’un système institutionnel peu actif dans la promotion et la réception de l’art contemporain.

Harappa files © Sarnath Banerjee
Harappa files © Sarnath Banerjee

« Présentes dans les années 1950-1970, pour imposer des artistes comme Maqbool Fida Husain [1915-2011] ou Ram Kumar [né en 1924]dans les principales biennales internationales, les institutions publiques sont tombées depuis les années 2000 dans une grande léthargie », explique Gayatri Sinha, critique et essayiste (4). Même la National Gallery of Modern Art, le principal établissement public indien d’art moderne, témoigne d’une certaine inertie. « Conservatisme des goûts ? Contraintes fiscales ? Obstacles bureaucratiques, fardeau que représente la gestion d’un établissement public à une époque de plus en plus procédurière ? », s’interroge Kavita Singh, spécialiste de l’histoire et de la politique des musées à l’université Jawaharlal-Nehru de New Delhi (5)

Quid aussi de cette fameuse laïcité à l’indienne qui, comme l’énonce Rajeev Bhargava, professeur de science politique au Centre for the Study of Developing Societies (CSDS) de New Delhi, « n’impose pas comme en France une séparation radicale de l’Eglise et de l’Etat » mais fait preuve d’« une égale bienveillance — ni hostile ni servile — vis-à-vis de toutes les communautés religieuses ayant droit de cité dans la sphère publique » ? Ce sécularisme n’inciterait-il pas les responsables institutionnels à une prudente indifférence, à défaut d’une totale neutralité, puisque les susceptibilités religieuses l’emporteraient à leurs yeux sur les sensibilités artistiques ? « Les musées publics pourraient jouer en Inde un rôle vital dans la défense des valeurs séculières, ce qu’ils ne font pas souvent, sans doute pour éviter les controverses » observe Shivaji Panikkar, historien de l’art et essayiste réputé.

Take off your shoes and wash your hands, 2007 / © Subodh Gupta / photo ppc
Take off your shoes and wash your hands, 2007 / © Subodh Gupta / photo ppc

« Controverses » : un bel euphémisme dans la bouche de l’ancien doyen du département d’histoire de l’art et d’esthétique de la plus célèbre faculté indienne des beaux-arts, l’école de Baroda, située à Vadodara, dans l’Etat du Gujarat. Personne n’a oublié Husain, le « Picasso indien », qui a dû s’exiler au Qatar en 2006. Sa tête avait été mise à prix pour 11,5 millions de dollars par un groupe hindou radical en raison du caractère prétendument obscène de ses représentations de divinités nues.

Et Panikkar a bien sûr toujours à l’esprit ce qui, en mai 2007, interrompit brutalement sa carrière universitaire : son soutien à la« liberté d’expression et de création à laquelle tout artiste a droit »,incarnée en l’espèce par Chandra Mohan, l’un de ses étudiants, après que celui-ci eut été bastonné et ses œuvres de fin d’année vandalisées dans l’enceinte même de l’université par des extrémistes hindous et catholiques qui les avaient jugées impies. L’étudiant fut même jeté en prison pour plusieurs jours par une police acquise à la cause du Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du peuple indien), la formation nationaliste hindoue. Condamnation sans jugement, mais sans surprise, puisque le BJP gouverne le Gujarat depuis 1995 et que son membre le plus éminent, le ministre en chef de l’Etat Narendra Modi, est toujours fortement soupçonné d’être impliqué dans les émeutes antimusulmanes qui firent près de deux mille morts en 2002 à Ahmedabad et dans d’autres villes du Gujarat (6).

Suspendu par le recteur de l’université, Panikkar démissionne. « Que peut-on espérer d’une université à la botte du BJP ? Toutes les enquêtes disciplinaires sont au point mort depuis un an. Et même si la justice me donne raison… En 2008, la Cour suprême a refusé de condamner le peintre Husain (7 : cela ne l’a pas empêché de mourir en exil »,conclut-il. « Les gouvernements successifs, commente l’un des grands poètes et essayistes indiens, Ranjit Hoskote, ont suivi une ligne populiste visant à apaiser les ultraorthodoxes de chaque communauté, au détriment du droit revendiqué par les artistes à intervenir dans le débat national. La liberté d’expression s’est réduite comme peau de chagrin, rongée par les anathèmes religieux et les susceptibilités ethniques. Et à l’échelon fédéral du Gujarat, où l’extrême droite est profondément ancrée, je suis encore moins optimiste sur l’avenir de la liberté d’enseigner et de créer à Baroda. » Pour la communauté intellectuelle et artistique, qui s’était fortement mobilisée derrière Panikkar, le traumatisme est important : l’école de Baroda a formé la quasi-totalité des artistes marquants de l’Inde.

Cenotaph, 2007, Indian Hiaghway, MAC de Lyon, 2012 © JK / ppc
Cenotaph, 2007, Indian Hiaghway, MAC de Lyon, 2012 © JK / ppc

Rien d’étonnant à ce que, dans ce contexte délétère, les artistes se soient davantage tournés vers les acteurs internationaux, déjà bien présents après l’incroyable montée en puissance d’un marché chinois pourtant plus fermé et peu anglophone (8). Galeries, collectionneurs, musées, sociétés de vente aux enchères, salons et foires ont investi le pays avec d’autant plus d’optimisme qu’ils y retrouvent, à dix ans de distance, le terreau sur lequel s’est épanouie la demande pour l’art chinois : taux de croissance annuelle élevé (de 7 % à 8 % cette dernière décennie) ; puissance démographique porteuse de nouvelles classes sociales aisées, où se forme un vivier de collectionneurs (cinquante-cinq milliardaires indiens en 2011, selon la liste dressée par le magazine américain Forbes) auxquels chacun prête désormais une attention redoublée. La première grande foire internationale d’art indien prévoit d’ailleurs pour 2012 de multiples ateliers et conférences « destinés à accroître la sensibilisation et l’accès à l’art chez les jeunes collectionneurs ». L’India Art Summit, rebaptisé à partir de l’édition 2012 « India Art Fair », se fond désormais dans le grand circuit mondial de l’art contemporain.

Portée à la fois par la multiplication des grandes expositions, l’internationalisation des galeries indiennes et l’apparition d’imposantes collections privées, comme la Devi Art Foundation (2008), le Kiran Nadar Museum of Art (9) (2009) ou le Kolkatta Museum of Modern Art (KMoMa) de Calcutta, la demande pour l’art indien est en plein essor. Le KMoMa emprunte déjà aux puissantes institutions de l’art contemporain le sésame du prestige architectural : il a été conçu par le cabinet suisse Herzog & de Meuron, à l’origine de la Tate Modern de Londres. Mais, si l’art indien a le vent en poupe, « ce n’est malheureusement pas parce qu’il — ou certains de ses artistes — serait devenu subitement irrésistible », ironise le documentariste Amar Kanwar. Comment expliquer d’ailleurs que, de Tokyo à Londres en passant par Lille, Lyon ou tout récemment Paris, on croise toujours les mêmes artistes ? Sur la trentaine présentée au MAC de Lyon en début d’année, près des deux tiers se retrouvaient quelques mois plus tard à l’exposition « Paris-Delhi-Bombay… » du Centre Georges-Pompidou, à Paris.

Ce mimétisme surprend d’autant plus que le Centre, d’ordinaire mieux inspiré, souligne la singularité de l’Inde à travers sa diversité. A supposer qu’il y ait, comme on s’accorde souvent à le dire, cinq cents artistes reconnus en France pour soixante-cinq millions d’habitants, on devrait compter, avec ce ratio, pas moins de neuf mille artistes pour un milliard deux cents millions d’Indiens. Alors quoi ? Les artistes à la mode auraient-ils le don d’ubiquité — à moins qu’ils ne soient incontournables, en raison de leur talent ou, plus encore, de leurs réseaux ? La question doit être posée si l’on veut comprendre de quoi témoignent, au fond, ces grandes expositions, dont la majorité nous assurent, à l’instar de celle du Centre Georges-Pompidou, qu’elles nous invitent à découvrir « la société indienne contemporaine ».

Think Left, Think Right, Think Low, Think Tight, 2010 © Hema Upadhyay
Think Left, Think Right, Think Low, Think Tight, 2010 © Hema Upadhyay

« Dans ces conditions, pourquoi exclure l’art aborigène, par exemple, et avec lui les soixante millions d’Indiens qui sont encore rattachés à de multiples communautés tribales ? », interroge Hervé Perdriolle, spécialiste du sujet (10). Sans doute parce que, même s’il sort progressivement de son ghetto ethnographique, l’art des adivasi — nom donné aux autochtones, « les plus grands perdants de la croissance économique indienne », comme le souligne l’historien Ramachandra Guha — se marie difficilement avec ces grandes expositions. Celles-ci témoignent en fait moins de la société indienne dans sa diversité que du marché de l’art dans l’homogénéité de ses réseaux, de ses conventions de production artistique et de leur consécration en valeur marchande.« De la part d’institutions publiques, on était en droit d’attendre une approche plus sereine, et non une photographie du marché de l’art contemporain indien », poursuit Perdriolle.

« En fait, constate Franck Barthélémy, critique d’art à Bangalore, les institutions n’ont souvent ni les moyens ni l’envie de chercher de nouveaux artistes, quand elles n’en sont pas dissuadées par l’appui logistique ou financier des puissantes galeries qui imposent leurs poulains. » Et ces dernières, explique un commissaire d’exposition indépendant, sont « d’autant plus pressantes que la martingale est imparable : plus les artistes gagnent en visibilité, plus leur cote augmente, avec des coefficients plus ou moins élevés selon le prestige des institutions qui les exposent. Mais cette visibilité doit être d’autant plus forte que le collectionneur est profane. Pour certains, c’est le “vu à la télé”, avec ce gage de qualité que confère l’apparente notoriété. Les nouvelles fortunes collectionnent surtout les artistes indiens qui ont été consacrés par les institutions occidentales ». De là à penser que ces artistes indiens, urbains, anglophones et plutôt privilégiés, puissent brider leur art, dans la forme ou sur le fond, pour développer une esthétique ou témoigner de problématiques plus conformes à un marché régi par des instances de légitimation essentiellement occidentales, il n’y a qu’un pas… qu’il ne faut pas forcément franchir.

« La majorité des artistes indiens aujourd’hui reconnus, précise Vyjayanthi Rao, anthropologue à la New School for Social Research de New York, ont pratiqué leur art bien avant que l’Inde ne sorte de son isolement. Pour les générations intermédiaires, qui ont travaillé avant et après l’ouverture économique de leur pays, il serait intéressant d’analyser l’évolution de leurs œuvres sous l’emprise du marché, mais aussi des nouveaux acteurs, comme ces collectionneurs qui n’ont pour affinité avec l’art que les moyens de l’acquérir. » « Sur le fond,commente pour sa part Homi K. Bhabha, directeur du Mahindra humanities Center de l’université Harvard (11), l’art indien contemporain est un art globalisé. S’il s’enracine le plus souvent dans des préoccupations locales, celles-ci entrent de plus en plus en résonance avec les problématiques mondiales — pollution, inégalités, exploitation… —, même si chaque génération d’artistes, et il y en a eu cinq depuis l’indépendance, est souvent portée par un événement historique fort. »

© Nalini Malini / Galerie Lelong, Paris
© Nalini Malini / Galerie Lelong, Paris

Pour les artistes nés au cours des premières décennies après 1947, les thèmes de la décolonisation, de l’indépendance, de la partition de l’Inde imprègnent une grande majorité de travaux. Nalini Malani, l’une des plus grandes artistes du pays, née en 1946, ne cesse de rappeler que la séparation historique de l’Inde et du Pakistan, provoquée par les hommes, est encore la douleur des femmes, plus de cent mille d’entre elles ayant été victimes de rapts et de viols de part et d’autre de la frontière lors de cette partition. Tejal Shah, née en 1979, revendique pour sa part le respect des minorités sexuelles, comme celle des hijra,communauté transsexuelle à laquelle l’administration du Tamil Nadu reconnaît depuis peu une identité sexuelle d’un troisième genre.

« A chaque décennie son encre », pour paraphraser Gustave Flaubert ; mais les violences intercommunautaires sont, pour la majorité des artistes, une source de réflexion permanente, qui transcende les générations. Anita Dube, historienne de l’art, a entamé sa pratique artistique peu après la démolition de la mosquée de Babur, à Ayodhya, dans l’Uttar Pradesh, en 1992. Vingt ans plus tard, Sunil Gawde, né en 1960, expose des guirlandes de fleurs exécutées avec des lames de rasoir peintes enfilées sur un câble en acier. L’ancien premier ministre Rajiv Gandhi (1944-1991) avait perdu la vie en tendant le cou vers une guirlande de fleurs ; y sommeillait un explosif relié à un détonateur.

Philippe Pataud Célérier, 

Le Monde Diplomatique, décembre 2011.

Pour les versions étrangères : 

  • Pour la version anglaise : India’s artists, sometimes constrained by domestic politics, have discovered a demand for their work on the international art circuit. But is institutional inertia and catering to an international market in danger of turning Indian art into just a fashionable commodity at home and abroad ?Made in India, LMD, décembre 2011. 
  • En italien : Sguardi sull’India attraverso la pittura, il Manifesto, décembre 2011. 
  • En chinois : sur Art World. Fondée en 1979  « Art World » a un tirage d’environ 80 000 exemplaires, mais les numéros spéciaux avec des revues étrangères connaissent en général des retirages.
Le Monde Diplomatique, version anglaise, Made in India
Le Monde Diplomatique, version anglaise, Made in India

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