Re-générations chinoises

Re-générations chinoises

Depuis une trentaine d’années les photographes chinois témoignent de l’évolution politique et sociale de l’Empire du Milieu. Si les ainés utilisaient la photographie comme moyen d’expression séditieux, contester le Politique, les générations suivantes développent une pratique photographique plus intimiste, plus introspective. Ce n’est plus le monde qu’on veut changer mais notre rapport à celui-ci. Quitte à le paramétrer, outils numériques aidant, à son image.

Zhang Huan, 12m2, 1994

Vingt ans séparent ces deux artistes, ces deux images. La première, Douze mètres carrés,est une performance exécutée dans des toilettes publiques en 1994 par Zhang Huan (né en 1965), photographiée par Rong Rong (1968). Deux artistes du collectif pékinois East village. La seconde est prise en 2011 par Zhe Chen (1989). La photographe montre une jeune femme sanglée dans un maillot de bain, au regard vide derrière ses lunettes de plongée. Elle se tient debout, toute droite, au bord d’une piscine qui pourrait être un gouffre tant ses poings sont fermés. Rien ne semble émerger de ce corps sous pression ou sous la pression du maillot de bain bleu qui le gaine. Aucun pli, aucune trace d’humeur ne vient souiller le textile ou la peau. Tout est hermétiquement clos, impeccablement lisse. À l’opposé de l’univers englué et fétide dans lequel évolue Zhang Huan. L’homme suinte, sue, dans ses douze mètres carrés, moites, humides, corruptibles, infestés de mouches qui collent et sucent sa peau. Malgré tout, le regard reste déterminé, concentré, droit, parallèle à ce trait qui court sur le mur. L’horizon est là, bien tracé. Un repère.

Série Bees © Zhe Chen, 2011

Si l’on s’approche du corps de la jeune femme sagement délinéé dans un jeu trouble de reflets et de surfaces assourdis par ce bleu dégageant probablement une forte odeur javellisée, on remarque des traces de coupures sur ses avant-bras. L’être évoque soudain une baudruche prête à imploser des blessures qu’il s’est, dirait-on, infligé. Physique et contestataire pour l’homme immergé dans un milieu putride. Psychologique et d’une violence rentrée, contenue, pour la jeune femme plongée dans cet environnement moderne et aseptisé. Comment, en l’espace de vingt ans, la Chine peut-elle nous renvoyer deux regards aussi opposés ? Que s’est-il passé ces cinq dernières décennies ?

Sous l’égide de Grand timonier (1949-1976), l’art pour l’art, cet art qui plane au-dessus des classes, qui se situe en retrait de la politique ou qui demeure indépendant d’elle ne peut exister. Mao réclame l’unité de la forme et du contenu. La photographie n’échappe pas à ce nouvel axiome.  Cadrer c’est encadrer le regard. Magnifier le réalisme révolutionnaire à travers ses figures triomphantes : le paysan, le soldat et l’ouvrier. Ce n’est qu’après la disparition de Mao et dans le marasme politique qui lui succède (entre autres, la manifestation de Tian’anmen du 5 avril 1976 et sa brutale répression par la « bande des quatre ») que commencent à fleurir les premières expositions publiques de photographies non officielles. L’une d’entre elles (Nature, société et Homme) organisé à Pékin le 1er avril 1979 par l’association des Photos du mois d’avril autour de travaux d’amateurs attire en quelques jours plus d’une dizaine de milliers de personnes. Le succès est inouï. À la mesure des privations que les Chinois endurent depuis quatre décennies. Enfin ils peuvent voir le monde, le leur, en dehors de toutes œillères idéologiques. Et ils ont d’autant plus envie de l’enregistrer, de le fixer, de le montrer, que les réformes qui s’enchaînent le font tourner à un pas cadencé: décollectivisation des terres (1979-1984), démaoïsation du régime (1982), ouverture de la Chine aux investisseurs étrangers (1984), libéralisation économique (1987).

Wang Wei, Guangzhou, 1989 © Zhang Hai’er

Li Xiaobin (1955) suit pendant plusieurs années les Shangfanzghe, ces dizaines de milliers de provinciaux réclamant au pouvoir central réparation des préjudices qu’ils ont subis pendant la Révolution culturelle (1966-1976). Zhou Hai témoigne en noir et blanc du déclassement social des ouvriers à mesure de leur progressive dilution dans une Chine en transition. Si les regards se multiplient, les photographies sont déterminées par la seule réalité. Celle qui vient à eux. Zhang Hai’er (1957) lui, va partir à sa rencontre. Mais cette réalité, il va aller la chercher dans les marges de la société. Là où survivent ceux que la morale officielle réprouve depuis toujours: prostituées, transsexuels, marginaux… Une prise de position renforcée par la mise en situation des personnages (gestuelle, expression, cadrage…) qu’il photographie – facteur aggravant – en affichant sa totale connivence avec eux.

Une empathie séditieuse que les autorités vont également reprocher au très avant-gardiste Mo Yi (1958). Défilent sans cesse sur ses photographies les mêmes cohortes de figures tristes à rebours du bonheur radieux promis par le Parti. Mo Yi s’en explique. Sans convaincre. Pour prouver son impartialité il va prendre des photos sans regard en déclenchant à distance de son œil l’obturateur de son appareil photo attaché dans son dos, sur sa nuque ou ses mollet. Le constat est sans appel. Les mêmes figures tristes se répondent. Mais dans des cadrages audacieux qui vont progressivement affranchir la photographie de sa fonction mimétique ; la faire basculer d’un mode de reproduction servile à un mode de représentation artistique. Les images se construisent, se conceptualisent

Courtesy Three Shadows © Mo Yi

Désormais il s’agit moins de révéler le monde que notre rapport au monde. Liu Zheng (1969) va en tirer un regard et un montage édifiantQuand il part sillonner son pays dans les années 1990 (une première pour nombre de Chinois à cette époque) Liu n’a aucune idée de ce qu’il va rencontrer. Mais il remarque que ces hommes et femmes qui vont défiler pendant près de dix ans (1994-2002) devant son Hasselblad (moines, artistes, mendiants, ouvriers, prisonniers, transsexuels, retraités fauchés, hommes d’affaires, prostitués, handicapés, accidentés….) sont absents de l’histoire officielle. Celle-ci pourtant façonne son imaginaire depuis sa scolarité sous la forme de statuts, de mannequins en cire qui reproduisent de grandes scènes historiques (massacre de Nankin, ouvriers modèles…) dans tous les lieux où s’élabore la mythologie nationale (musées, mémoriaux, places publiques,…). Liu ajoute alors à son travail les photographies de ces nombreux modèles. En mélangeant des personnages réels dont on questionne l’invisibilité dans la narration officielle, et des personnages fictifs dont aucun Chinois ne saurait remettre en cause l’authenticité tant ils nourrissent la mémoire collective, Liu Zheng raconte en cent vingt portraits, tous pris en noir et blanc et au même format, une nouvelle histoire collective à faire valoir au grand dam des autorités peu amènes depuis la sanglante répression du 4 juin 1989 (Tian’anmen).

Liu Zheng, The Chinese, Convicts Fetching Water, Baoding, Hebei Province, 1995, courtesy www.pekinfinearts.com

Dans ces années 1990, le ressentiment de la jeunesse est à la mesure de son impuissance vis à vis du régime. Nombre d’artistes se réfugient à la périphérie est de Pékin (Dong Zhuan, le village de l’Est). Dénuement et colère deviennent le levain de ce nouveau mode d’expression qu’est la performance. Il ne s’agit plus de montrer la réalité extérieure mais bien de révéler son monde intérieur ; de mettre en scène, de faire ce qui les – et implicitement nous – regarde. La photographie n’est là que pour fixer et diffuser, reproduire servilement : non plus la réalité mais cet art éphémère qu’est la performance. Comme ce corps nu, badigeonné de miel claquemuré dans des toilettes publiques où les mouches affluent. Pour dire quoi ? La réponse est sans appel : dans une société liberticide l’artiste est aussi considéré qu’une merde. La photographie (12 m2) fait le tour du monde.

NIGHT REVELS OF LAO LI, © Wang Qingson, courtesey Galerie Loft

C’est avec Wang Qingsong (1966) que la photographie va se théâtraliser avec un souci de détail inouï. Du sur mesure sans limite digne de ces machineries théâtrales appareillées pour produire des critiques sociales très soignées dans leur mise en forme visuelle. (Night Revels of Lao Li, 2000). Consumérisme, libéralisme, capitalisme, les sources de questionnement sont nombreuses. De l’unité familiale à l’unité de travail (danwei), les groupes se désolidarisent. La société se libéralise. Le logement public se transforme en objet de transaction. Les maisons individuelles sont détruites au profit de plus grands ensembles. Reflet de ce chambardement sociétal la série réalisée par Weng Fen (1961). On voit une jeune fille à califourchon sur un mur. Dos à l’objectif, elle a les yeux rivés sur ce nouveau monde qui apparaît au loin. Cette jungle faite de gratte-ciel n’est plus à défricher mais à déchiffrer. Ce n’est pas tant la jeune fille qui semble aller vers la ville (le mythique eldorado urbain) que la ville qui s’impose à elle et imprime son motif jusque sur sa jupe) avec une frondaison de tsunami.

Weng Fen Sitting on the wall, Guangzhou, 2004

La chine rurale s’efface devant la Chine urbaine. Et elle fauche nous dit Cao Fei (1978), tout ce qui pourrait l’entraver. Avec un renversement ironique des perspectives. La faux – cousine de la faucille (symbole du communisme) n’est-elle pas l’outil agricole par excellence ? Dans ce délitement des valeurs collectives l’homme découvre son individualité, la crainte de sa solitude, le réconfort aussi de son individualisme. Les jeunes femmes affirment le droit de disposer librement de leur corps comme la négation de leur féminité consacrait dans « l’uni-forme » la cohésion du corps social sous Mao. Le petit livre rouge cède la place au rouge à lèvres dans une érotisation qui relève d’un nouveau paraître ensemble. Après le productivisme collectiviste, le consumérisme discriminant insufflé par les grandes marques mondialisées ; que rien ne semble pouvoir l’arrêter. Pas même la grande muraille qui devient sous le regard de Chen Man (1980) le décor accessoire de ces nouveaux corps rutilants.

The diversionist, COSPlayers Series, 2004, © Cao Fei / Vitamin Creative Space

Pour les nouvelles générations dépourvues d’utopies la nouvelle réalité – autant sociale qu’économique – leur donne peu d’emprise ; si peu que beaucoup s’en détournent pour activer un monde virtuel qu’ils jugent d’autant plus réel, qu’à défaut d’exister il leur donne enfin l’occasion d’exister en le configurant à leur image. Si l’on ne peut changer collectivement la réalité, modifions notre rapport à celle-ci. Certains se réfugient à coups d’outils numériques dans le monde virtuel (Cao Fei). D’autres dans l’auto-édition (Sun Yanchu (1978) ; d’autres encore à l’instar de Zhe Chen utilisent la photographie comme thérapie à leur mal être. Si la photo sert toujours à montrer, c’est la peau qui révèle. Avec ce grain atomisé, pixellisé à force de coups, de coupures, de toutes ces automutilations qu’elle a fait subir à son corps.

Série Bees © Zhe Chen / Galerie Beaugeste

Vingt ans ont passé. La violence semble avoir changé de camp nous disent ces deux images iconiques : celle de Zhang Huan s’adonnant à l’endurance physique pour manifester son désaccord politique (une tradition héritée des lettrés chinois) et celle de Zhe Chen révélant les automutilations auxquelles se livrent la jeunesse. L’échec des grandes utopies collectives (Tian’anmen en fut la dernière) aurait-il enfanté ce mal être existentiel ? Rouerie d’un État qui sous la coupe de son développement brutal aurait réussi à transformer la contestation politique en introspection mortifère ?

Love © Ren Hang

La Chine est entrée de plain-pied dans cette postmodernité désenchantée que connaissent tous les pays industrialisés. Pour autant les mythes modernes sont encore nombreux en Chine. La justice, la sexualité (qu’avait amorcé avec beaucoup d’audace le photographe Ren Hang (1987-2017) avant de se suicider) sont loin d’avoir épuisé leur puissance. Et avec elles ses modes de représentation.

Philippe Pataud Célérier, Fisheye, N° 28, janvier/février 2018).

Extrait dossier Chine
Couverture fisheyes, janvier 2018

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