Notre-Dame, l’île de la cité, sur l’autel de la rentabilité ?

Notre-Dame, l’île de la cité, sur l’autel de la rentabilité ?

Il faut sauver Notre-Dame. Sur fond d’émotion nationale et de promesses de dons vertigineuses, le constat était indiscutable. Mais que s’apprête t-on exactement à sauver ? Un patrimoine, un monument représentatif d’une histoire collective ou l’occasion enfin légale de convertir le passé en capital rentable évidé de son sens ? Car les projets ne manquent pas pour exploiter cette manne touristique. Quitte à transformer non seulement le périmètre de la cathédrale mais l’île de la Cité toute entière, berceau historique de Paris.

« Vision de Notre-Dame »
Victor Hugo (1802-1885), dessinateur.
Encre brune et lavis (142 x 234 mm)
© Collection particulière

15 avril 2019, la flèche bascule dans un spectaculaire brasier. Mille mètres carrés de bois sec charpentent la nef. Au chevet de Notre-Dame, se pressent les grandes fortunes françaises. Bernard Arnault et son groupe LVMH, François Pinault et son groupe Kering, L’Oréal, les frères Bouygues et leur holding familiale, Total… Les promesses de dons affluent. Cent millions d’euros pour l’un ; 200 pour l’autre. Une pluie d’argent s’abat dans une surenchère médiatique. « C’est notre patrimoine, notre culture qui est en jeu et aussi notre fierté nationale » déclare le milliardaire François Pinault. Une solidarité à l’unisson de ce plomb qui fond sous la nef et saisit le monde en direct. Une mobilisation inédite  pour un monument cultuel devenu, au fil de ses neuf siècles d’existence, un des symboles de la France.

Un an plus tard, sur le milliard promis, un cinquième a été versé, le reste devant arriver progressivement. Mais beaucoup sont amers. Ils ont en tête le cri d’alarme lancé dès 2017 par l’archevêque de Paris: « L’état de la cathédrale est (…) parvenu à un stade où ses structures ne pourront bientôt plus jouer leur rôle et menaceront la stabilité même du monument, sans parler de la perte définitive de décors sculptés » (1). Le chevet, le chœur, la sacristie… les travaux s’égrainent comme un chapelet. Cent millions d’euros au minimum étaient nécessaires pour les deux décennies à venir sans compter l’urgence de certaines restaurations : la flèche de Viollet-le-Duc menaçait ruine. À lui seul son échafaudage nécessitait deux millions d’euros, soit le budget annuel que l’État propriétaire de Notre-dame, consacrait à la cathédrale.

Un accord-cadre était bien signé en mai 2017 entre l’État et la Fondation Avenir du Patrimoine à Paris pour préserver les églises historiques de la capitale et leurs œuvres d’art (par lequel l’État s’engageait à verser un euro de subvention supplémentaire par euro de mécénat recueilli, dans la limite de quatre millions par an). Mais, faute d’écho suffisant, l’archevêché décida de prospecter outre-Atlantique auprès des donateurs et entreprises mécènes américaines où la popularité de Notre-Dame est grande. Ce fut la mission de la nouvelle fondation Friends of Notre-Dame de Paris, lancée en 2017. Dès le lendemain du drame, le président français Emmanuel Macron annonçait l’ouverture d’une « souscription nationale. « Nous rebâtirons la cathédrale Notre-Dame, plus belle encore. Je veux que cela soit achevé d’ici cinq années. (…) ». Et le jour suivant, à l’issue du Conseil des Ministres, était nommé l’ancien chef d’État-major des armées, Jean-Louis Georgelin, 70 ans,  alias « Monsieur reconstruction », «représentant spécial» d’Emmanuel Macron et du gouvernement chargé de «veiller à l’avancement des procédures et des travaux qui seront engagés» pour la reconstruction de la cathédrale.

Cette nomination alors surprend. Pourquoi appeler un général retraité en lieu et place du Ministère de la culture auquel incombe le financement des travaux d’entretien, de réparation et de restauration (les quatre-vingt-sept cathédrales sont la propriété de l’État) ? Le 24 avril 2019, le gouvernement déposait en toute urgence devant l’Assemblée nationale, le projet de loi pour la restauration et conservation de Notre-Dame. S’autorisant « à prendre, par ordonnances, (…) toutes dispositions relevant du domaine de la loi de nature à faciliter (…) la réalisation des travaux de restauration de la cathédrale (…). Quitte à prévoir pour atteindre ces objectifs « des adaptations ou dérogations aux règles en matière d’urbanisme, d’environnement, de construction et de préservation du patrimoine (…) ». La formulation est inhabituelle. L’État n’est-il pas le meilleur garant de ces règles ? À juste titre le Sénat amende le texte jugeant : « absolument incompréhensible la perspective d’introduire des dérogations aux règles de droit commun pour faciliter la mise en œuvre du chantier de Notre-Dame (2). Pourquoi s’interroge t-il «[s]imposer un tel délai {de cinq ans promis par Macron pour la restauration} alors qu’aucun diagnostic n’a encore pu être réalisé » ; et pourquoi créer un établissement public au risque de discréditer « la capacité du ministère de la culture à prendre en charge ce chantier » ?

Les 35 propositions formulées par Philippe Bélaval et Dominique Perrault pour transformer l’île de la Cité.
Ci-dessus : le débarcadère.  (P. Berté ou P. Cadet / Centre des monuments nationaux.)

Il faut attendre le décret d’application du 28 novembre 2019 de la loi du 29 juillet 2019 relatif à la conservation et à la restauration de Notre-Dame de Paris pour obtenir quelques éléments de réponse. On y découvre à l’article 2 que cet établissement public « peut se voir confier l’aménagement de l’environnement immédiat de la cathédrale, notamment le parvis, la promenade du flanc sud et le square Jean XXIII, [propriétés de la ville de Paris] dans le cadre d’une convention conclue avec la Ville; à cette fin, l’établissement public peut mener toute étude et analyse préalable ainsi que la conduite, la coordination et la réalisation des travaux ». La possibilité d’aménager les environs de la cathédrale fait aussitôt resurgir l’ambitieux projet qu’avait commandé, en décembre 2015, le Président de la République François Hollande à l’architecte Dominique Perrault (responsable de la Bibliothèque nationale de France lors de la présidence de François Mitterrand et à M. Philippe Bélaval, Président du Centre des monuments nationaux. Tous deux avaient planché sur l’avenir de l’Île de la Cité à l’horizon des vingt-cinq prochaines années. Sur ses vingt-deux hectares Perrault soulignait que « l’esquisse du projet […] démontre la possibilité de créer environ 100 000 m2 sur l’Île, soit une valeur foncière nouvelle dépassant le milliard d’euros– sans transformation radicale de son paysage ».

Un projet ancré autour de Notre-Dame, kilomètre zéro de toutes les routes de France et point de convergence de treize à quatorze millions de visiteurs annuels. Une manne touristique – le monument le plus visité d’Europe – beaucoup trop peu exploitée, selon les auteurs, qui regrettent que la Sainte-Chapelle distante de quatre cents mètres, ne soit visitée que par 500 000 touristes par an.  Ils s’émeuvent qu’on puisse prêter aussi peu d’attention au 30 000 à 40 000 visiteurs quotidiens de la cathédrale, qui patientent des heures durant au pied de ses tours. Au lieu de pouvoir, moyennant quelques aménagements, déambuler à distance des intempéries mais à portée de mains de toutes ces commodités touristiques – toilettes, bagageries, commerces, galeries marchandes, cafés, – qui étayent nos curiosités culturelles. Il suffit, selon eux, d’ouvrir le parvis de cent trente-cinq mètres de long sur cent mètres de large, sous lequel se niche la crypte archéologique, puis de le couvrir avec une immense dalle de verre. À coups sûrs, elle serait au diapason de ce que Perrault souhaite ajouter : « Aux pieds de la cathédrale, un débarcadère et des plates-formes flottantes accueillant piscine, cafés, restaurants, salles de concerts ; le long de la Seine, une longue promenade végétalisée, débarrassée des voitures, reliant les pointes aval et amont de l’île ; deux nouvelles passerelles qui franchissent le fleuve ; un peu partout, des verrières, des passages couverts, des galeries souterraines, des atriums en sous-sol. » (3).

 Faisaient seulement défaut à cette exploitation patrimoniale digne de l’homo festivus cher à Philippe Murray les financements et les autorisations que requièrent les codes du patrimoine, de l’urbanisme et de l’environnement pour tous travaux réalisés dans ce périmètre hautement protégé. Classée depuis 1862 au titre des monuments historiques du patrimoine français, Notre-Dame est aussi inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1991 ; une protection qui « comprend les ponts, les quais et le bord de la Seine dans la partie historique de son tracé – entre le pont de Sully et le pont d’Iéna –, ainsi que l’Île de la Cité et l’Île Saint-Louis » (4). Deux conditions quasi insurmontables avait fait remarquer Perrault. Jusqu’à ce qu’une conjonction d’événements rende ce projet envisageable.

Après un siècle d’échecs, c’est d’abord en septembre 2017 la nomination de Paris comme ville hôte des Jeux Olympiques d’été de 2024. Cet événement planétaire qui devrait attirer, selon la ville de Paris, entre 15 et 20 millions de touristes et 20 000 journalistes explique plus sûrement l’urgence calendaire de cette restauration. Ce sont ensuite les désaffections progressives et programmées de nombreux monuments historiques (le Palais de justice, le 36 quai des Orfèvres,…) devenus inadaptés en raison d’objectifs financiers plus ciblés. Le potentiel locatif d’un patrimoine immobilier sis sur l’île de la Cité (4ème arrondissement) étant particulièrement attractif. Propriété  d’Assistance Publique-Hopitaux de Paris, l’hôtel-Dieu qui jouxte Notre-Dame faisait l’objet, soulignaient dès 2010 les opposants à son démantèlement, d’une « obsolescence programmée » pour garantir sa reconversion patrimoniale. Un massacre patrimonial soulignèrent les 55 experts ès patrimoine de la Commission du Vieux Paris. L’hôpital dépecé fut même dépouillé de ses lits d’hospitalisation (5). L’obsolescence était définitivement consacrée. Sur ses 55 000 mètres carrés 22 000 sont ainsi loués pour une durée de 80 ans au groupe Novaxia, moyennant un coût de 144 millions d’euros. Soit un prix locatif de 7,50 euros par mètre carré donnant directement sur le parvis de la cathédrale.

Parvis de Notre-Dame, juin 2020 © www.philippepataudcélérier.com

C’est enfin l’incendie de Notre-Dame qui remet en selle le projet urbanistique de Perrault. La loi et son décret d’application ne redistribuent-ils pas implicitement une nouvelle donne juridique et financière ? Rappelons que l’article 2 du décret précise que l’établissement public [qui a été créé] « peut se voir confier l’aménagement de l’environnement immédiat de la cathédrale, notamment le parvis, la promenade du flanc sud et le square Jean XXIII ». Cet aménagement peut-il se faire avec les dons reçus par la cathédrale ? Rien ne l’empêche a priori. Perrault nommé depuis urbaniste en chef du site de Seine-Saint-Denis pour les JO de Paris 2024 – et parallèlement engagé dans la transformation de la mythique poste du Louvre en une nouvelle adresse du luxe pour l’hôtellerie parisienne – donne à nouveau de l’écho à son projet : « Il faut repenser la cathédrale avec son île, pour ouvrir la réflexion sur l’accueil d’un public plus large, et sur les conditions d’appropriation de ce patrimoine. » (6)

Il serait déjà bien de le penser, ce patrimoine. Avec un budget de 338 millions d’euros par an, l’État en a t-il encore les moyens ? (7) La volonté ? Il a fallu une tragédie pour que l’État se soucie de l’un de ses édifices les plus symboliques. Et de quelle façons ? L’avenir le dira mais d’ores et déjà tout semble ouvert (8). Pour les autres, dépouillés d’une telle aura, restaurer rime surtout avec transformer. Une transformation qui cache le plus souvent une reconversion à des fins mercantiles. Progressivement désaffectés ces patrimoines ont pour objet d’attirer ces flux  touristiques globaux qui légitiment leur survie économique alors qu’elle sape leur essence et condamne leur bâtit à un façadisme d’ambianceur. Le monument n’est plus qu’un écrin/écran, diffuseur de rêves distillés par les grandes industries du luxe que s’approprient, selon leur pouvoir d’achat, les touristes privilégiés du monde entier. Avec pour corollaire l’uniformisation de pratiques culturelles (faire la queue, regarder, se regarder, consommer) et l’extinction sociale dans son périmètre d’influence (Sur un millier de personnes logeant sur l’île de la Cité seulement 300 d’entre elles y habiteraient en permanence). Sans occulter ces lignes esthétiques et architecturales qui standardisent les centres villes du monde entier sous l’égide d’une poignée d’architectes internationaux.

Notre-Dame, quelques jours après l’incendie, 2019 © www.philippepataudcélérier.com

Derrière chaque métamorphose la même recette éculée : un lieu de mémoire évidé avec un habillage culturel  (la collection Al-Thani du Qatar pour l’hôtel de la Marine), ouvert à tous – selon le pouvoir d’achat -, saupoudré d’une pincée de « social washing » : logements sociaux, crèches, ateliers d’artistes,… et faire-valoir de son assujettissement à un consumérisme plutôt haut de gamme : hôtels 5 étoiles, restaurant gastronomique, boutiques de luxe, marché aux fleurs, (la Poste du Grand Louvre). Des rouages et autant de gages de rentabilité pour attirer ces investisseurs privés qui remplacent l’État défaillant afin de conserver moins nos monuments historiques (l’hôtel de la Marine, la Poste du Grand Louvre, l’hôtel-Dieu,…) que la possibilité d’en tirer profit.

Si le réemploi d’un monument n’est pas nouveau, son orientation, aujourd’hui la norme, tend à éradiquer à chaque lieu sa mémoire, et avec elle notre histoire. Différentes pistes pourtant pourraient être explorées pour une « réappropriation » vivante de notre patrimoine. «La mise en place d’une taxe de séjour de 50 centimes, voire d’un euro, par nuitée payée par les touristes à laquelle s’ajouterait comme cela se fait déjà pour le sport, une taxe de 1,8 % prélevée sur les recettes de la Française des Jeux permettrait de doubler au minimum le budget consacré au patrimoine » plaide Didier Rykner, directeur de La Tribune de l’art. Pour  que nos monuments ne soient pas de beaux murs révélant en creux l’épaisseur de nos vides.

Philippe Pataud Célérier,

Le Monde Diplomatique, mai 2020

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