Li Kunwu, la sève non la ligne, Est-Ouest 371, 2018.
Li dessine. Assis dans le fauteuil qui fait face à l’entrée principale de la pièce ; là où tout passe, entre et sort. Une ouverture que Li souligne en prenant bien soin de faire converger sur elle toutes les lattes du parquet parallèles aux murs dans la réalité. Par cette déformation du réel Li montre qu’il occupe la place idéale pour témoigner de cette scène qui se joue devant lui et se joue implicitement de nous. Car la pièce est vide tandis qu’il la dessine. Mais elle bruit encore de tout ce qu’il a enregistré ces jours derniers.
Quand Li se rappelle, Li prend du recul. Son regard de la hauteur. Une mise à distance qui libère moins un œil qu’un point de vue : entendons par là non ce lieu à partir duquel on jouit généralement d’une vue pittoresque ; mais cette façon subjective, singulière d’envisager, de penser, de poser un problème. Ce que nous montre Li, Li ne peut l’observer, assis dans ce fauteuil, mais encore nous le donne t-il à voir avec la cohérence optique et géométrique liée à la position aérienne de ce regard qui semble planer au-dessus de sa tête. Un œil doué d’une vision centripète à l’image de ces optiques à courte focale qui ploient les lignes droites pour mieux les tenir et les empêcher de filer hors cadre. Cette vision a la voracité d’une caméra de surveillance. Elle enregistre tous azimuts, à 360 degrés, jusqu’à Li Kunwu lui même que l’on découvre vu de haut et de dos, en train de dessiner se dessinant. La boucle est bouclée. Si rien n’échappe au regard de Li, Li n’échappe pas non plus à son regard.
À défaut de tout voir, Li peut donc tout faire voir. Le message est clair. Par la force transcriptrice de son imaginaire qui actionne d’autres perceptions visuelles que la vision naturelle de l’œil humain. Comme celles que l’homme prête à certaines espèces animales (poissons, oiseaux) selon les espaces (aquatique, aérien) qu’elles fréquentent : l’œil de poisson – Fisheye – une appellation que l’on donne d’ailleurs aux objectifs super grand angle et dont Li reproduit jusqu’aux effets de vignettage (ces jeux d’ombre traités sous la forme de zébrures en bordure d’image) et la vue d’oiseau – Bird’s eye view – indispensable pour égrener dans la profondeur de champ ces multiples détails successifs qui donneront à cette scène d’intérieur par le prisme de cet œil extérieur toute la richesse de son intimité… (extrait).
Chez Li c’est d’abord le crayon qui s’exprime et son cheminement est touffu. À force de chevauchements une ligne se détache et se fraie un chemin comme une mine affleure au milieu des taillures. Le trait est là, se dégage de tous ceux qui le précèdent. L’encre de Chine fait son apparition. Par petites touches plus ou moins diluées, elle habille, peu à peu, avec une légèreté d’épiderme cette guillerette ossature qui fait toute sa structure. Observer! Tous les crayonnés sont là ; avec une désinvolture de graffiti sur ce papier hérité d’une tradition millénaire. Li n’efface rien ; rien de ce qui mène aux étapes qui se suivent et s’enchaînent. Pas le temps. Surtout pas la peine. Li s’en moque. Ses tâtonnements, ses ratages font partie intégrante de son processus créatif, de ses créations. Comme ces échecs aux échecs qui font les succès. À rebours de cette tradition classique soucieuse seulement d’exposer la perfection affranchie de tous repentirs. Un monde ordonné selon ses fleurs non selon ses racines. Or ce sont celles-ci qui intéressent Li.
Li crayonne, gratte, griffe, répète, déchire (souvent) le papier; alors Li rustine, ravale, ravaude, rapetasse, réemploie jusqu’aux petits papiers collés, paumés – avec la paume – colle au plus près (de) la réalité; avec cette ingéniosité d’écolier ou de raccommodeur de porcelaine qu’il a aussi croqué. Le moindre accroc est une révérence faite à son œuvre par la vie qui vit. La belle aubaine. Rien ne lui échappe. Elle le pousserait à maltraiter plus encore son support pour donner davantage de relief à ses personnages. Car ce qui lui importe n’est pas la ligne mais la sève en elle ; une ligne de vie, en somme, brouillonne et bouillonnante comme ces fleuves qui partent au large en emportant la terre.
L’encre déborde, recouvre les crayonnés, que Li estompe à coups de poignets, de manches, d’empreintes aussi voraces que des buvards. Li descend dans son œuvre. S’imbibe de noir jusqu’au sang ; et puis soudain tout devient mouvement dans ce chatoiement d’encres et de lavis ; de remous d’ombres savamment organisés avec la complicité d’un papier qui boit et recrache ; gonfle,dilate les traits jusqu’à la lie ; dissolvant ici les touches de pinceau qui pleuvent en rangs serrés ; des coups de burin pour faire éclore une toiture ; étoupant là les traits hachés, hâtifs, instinctifs qui tirent toutes ces figures vers la vie malgré une économie de signes (points, virgules,tirets…) qui donne pourtant à chacune une expression singulière (…).