Toute beauté est singulière

Toute beauté est singulière

La Corée va vite, très vite. En phase avec l’insolente réussite de son économie, l’éclosion fulgurante de sa scène photographique contemporaine… Une fulgurance des regards au diapason des excès de la société dont ils témoignent. Un regard sans concession porté par les plus grands photographes coréens contemporains.


Panmunjeom, 1995 © Kim Nyung Man
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Panmunjeom est le nom d’un village – abandonné depuis – où a été signé en 1953 l’armistice entre la Corée du Sud et la Corée du Nord. À défaut de clore les hostilités – aucun traité de paix n’ayant été signé entre les deux bellicistes – l’accord débouchait sur une zone démilitarisée « demilitarized zone » ; « DMZ» en anglais. Cette zone tampon de 250 kilomètres de long sur 4 kilomètres de large s’étire de la mer Jaune jusqu’à la mer du Japon et coupe en deux la péninsule coréenne à hauteur du 38ème parallèle. Soixante-trois ans plus tard la zone démilitarisée est l’une des frontières les plus militarisées au monde (1). Kim Nyung-man (1949) le rappelle. Brutalement par la photographie de ce militaire observant derrière des jumelles.

Emotion is some pose, 2007 © yoon-ami
Emotion is some pose, 2007 © yoon-ami

Ce que l’homme voit nous importe peu mais ce qu’il révèle nous regarde davantage. Une morphologie d’insecte sous sa cuirasse d’ombres. Une symétrie parfaite dans cet immobilisme de phasme. De celle qu’idolâtrent les militaires. Ordre, obéissance, stabilité tout est magnifié dans ce corps fermé. Comme la frontière qu’il protège et qu’il finit par incarner de façon métonymique : la partie pour le tout. Ce militaire est(à) la frontière. Pas seulement. Observez ses deux orbes irradiés, irradiants. Deux lentilles jumelles, pour deux frères jumeaux qui ne peuvent plus se voir ? Fausse illusion d’un parallélisme des formes. La belle harmonie gémellaire révèle moins la complétude de deux entités symétriques que la partition d’un tout : territoire et nation. La division fratricide laboure corps et âme. Comme cette raie qui sillonne ce crâne et fractionne le cuir chevelu en deux hémisphères homogènes (Emotion is some pose, 2007, Yoon A Mi). Une identité terriblement schizophrène. À l’aune de cet argent dilapidé par la Corée du Nord (un tiers de son revenu national) pour obtenir la bombe atomique. Un péril auquel seules échapperaient les espèces douées d’une anatomie atomiquement modifiable et dont le premier avatar serait peut-être le soldat insecte de Kim Nyung-man ?

Déjà aux aguets face aux univers monochromes de Lee Sung Hyun (1953-) ou de Mo Kwang(1979-). Deux visions mais un seul regard sur ce monde qui se poursuit sans nous, traversé par des astres qui ont pour toute force orbitale l’inertie d’une balle au rebond. Le pire est pour l’heure évité. Mais combien de temps encore ?

La question mine les regards. La technologie source de pouvoir absolu quand la puissance des uns se nourrit surtout de la vacance des autres. Dans cet intérieur de bus vide (Tour Bus, 2005) photographié par Koo Sungsoo (1970) défilent, rangée après rangée, des sièges flambant neuf, paradant, accoudoirs en bandoulière, deux par deux, sur fond d’imprimés multicolores : bleus, roses, jaunes. Des couleurs festives reproduites jusqu’aux rideaux… tirés. Le pouvoir dans ses atours feutrés dont la grande cohésion technologique assourdit toutes dissonances démocratiques ; transforme les destinations en destin uniforme et fermé.

Noh Suntag (1971) photographe actif aussi bien en Corée du Nord qu’en Corée du Sud décrit ces rapports de forces qui opposent gouvernants et gouvernés. Émerge de ses images une esthétique du pouvoir : sa mise en scène ; souvent une mise en abimes de ses violences contenues. Toujours différées de l’instant photographique. Combien d’entre elles précèdent la synchronisation de chacun des membres de cette foule gigantesque orchestrée en l’honneur d’un grand dirigeant nord-coréen ?

Combien succèdent au face à face qui oppose mouvements contestataires et policiers sud-coréens dans cette belle harmonie de casques et boucliers scénographiés ? Les deux images fonctionnent comme des miroirs renvoyant dos à dos deux régimes partageant une idéologie martiale extrême ; fruit, nous dit Noh, de cette rente de division (la DMZ) copieusement alimentée par les militaires et qui les nourrit aujourd’hui. Jusqu’en 1993, date de l’élection au suffrage universel du premier président civil, Kim Young-sam (1927-2015), les dictatures militaires se suivaient à la tête de l’Etat. Si la chaîne est depuis rompue, quelques liens filiaux la poursuivent. L’actuelle présidente de Corée Park Geun-hye n’est autre que la fille de l’ancien dictateur militaire Park Chung-heequi prit le pouvoir après un coup d’état (1961-1979). C’est avec cette rente d’autoritarisme et d’affairisme que la première dame de Corée (2012-2017 année de sa destitution) géra l’effroyable naufrage du ferry Sewol (16 avril 2014). Peu amène à l’égard des familles des 300 victimes (des lycéens pour la plupart) elle ne poussa pas non plus son administration à faire la lumière sur les circonstances étranges de ce drame. Allant même jusqu’à s’opposer, voire saborder les initiatives privées de renflouage du ferry (2). Ces centaines d’origami, petits bateaux en papier jaune, (couleur du deuil en Corée)  sont ainsi devenus le symbole d’une vérité qui ne doit pas non plus sombrer. Pour une majorité de Coréens, cette tragédie catalyse tous les excès d’un pays propulsé à marche forcée vers son futur. Mais pour quel avenir ? De 1945 à nos jours Séoul est passée d’un million de personnes à près de 13 millions aujourd’hui. Avec des transitions au forceps comme la guerre de Corée (1950-1953) qui détruisit la majorité des villes sud-coréennes (excepté Busan non occupée). Les plans de reconstruction d’après guerre densifièrent l’habitat face à la crise du logement amplifiée par la division territoriale et l’exode rural. Bornée par cette nouvelle frontière nord-coréenne, Séoul dût développer de grands ensembles d’immeubles: les tanji. Toujours plus vastes, toujours plus hauts.

À l’image de Jamil Siyoung jigu (rive gauche de la rivière Han) le plus grand espace d’habitat collectif de Séoul (plus de 100 000 habitants) et dont Kim Jae-Kyeong(1958) photographie décennie après décennie les multiples métamorphoses (3). Que peuvent enfanter ces nouveaux monstres urbains ? Jung Ji Hyun (1983) répond avec cette photographie de gravats, d’une noirceur de pubis ; qui roulent entre ces murs rouge sang ouverts dans cette posture d’accouchement. Cette transformation urbaine et les conséquences sociales qu’elle engendre sont particulièrement documentées par toute une génération de photographes : Han SungpilPark Woojung ou Ahn Sekwon (1968) qui suit les multiples destructions précédant les reconstructions de ces nouveaux ensembles. Permises souvent à force d’expropriations sans réelles compensations avec les issues tragiques qu’on devine. Cinq expulsés périrent le 20 janvier 2009 dans l’incendie de leur immeuble assiégé par la police (Yongsan, district de Séoul).

Le développement économique de la Corée a la force de ces grands cataclysmes qui mettent un pays sans dessus dessous ; urbanisent les terres arables jusqu’à menacer la sécurité alimentaire du pays (Won Seoung Won, 1972). Mais les maisons qui disparaissent emportent aussi avec elles des espaces et structures familiaux, des traditions, des repères, des identitésKim In Sook (1969) montre l’emprise déshumanisante de ces grands ensembles collectifs qui cloisonnent plus qu’ils ne relient les individus; assignant à chacun d’entre eux une place qui n’est qu’une petite case dans ce grand échiquier ordonné par la solitude et dont l’instinct seul paraît se repaître (Saturday Night, 2007).

Faut-il appréhender le selfie, autoportrait numérique auquel s’adonnent avec excès les Coréens, comme une survisibilité virtuelle compensant la désocialisation dans le réel ? Privilégier le réseau social en lieu et place de ces lieux publics – sources d’échanges et de cohésion sociétale – qui disparaissent, nous dit Kwon Sunkwan (1973) au profit architectures dressées pour rationaliser, rentabiliser, privatiser, aseptiser notre rapport à l’urbain. Ces nouvelles espèces d’espaces à buts utilitaristes, qu’ils soient circulatoires, résidentiels, marchands ou récréatifs, doivent engrener ces comportements garants, selon les objectifs, d’oisiveté dépensière ou d’amnésie, d’hébétements collectifs. Vue sous l’œil de Kwon cette fontaine sans eau, récemment rénovée, au bord de laquelle le passant a toutes les raisons de s’asseoir sans raison, multiplie les atours de la banalité faite pour nous indifférer : bassin bleu pastel, bosquets bien taillés, le tout enveloppé de cercles qui se succèdent avec une langueur d’ondes.

Cet espace insignifiant aujourd’hui a pourtant été le lieu de toutes les convergences contestataires. Plus de 10 000 personnes s’opposèrent le 18 mai 1980 au coup d’état militaire. Le soulèvement populaire de Gwangju fut sévèrement réprimé dans un bain de sang. À rebours de ce bassin d’un bleu délavé en forme de roue. Inévitable métaphore de l’histoire sans mémoire condamnée à tourner inlassablement. Et de plus en plus vite, sous la force d’attraction de la mondialisation et de ses puissances d’argent qui proscrivent localement mais prescrivent planétairement ce mieux vivre ensemble exclusivement dévolu  à ceux qui en ont les moyens.

Kim Sanggil (1974) montre dans sa série off-line (2005) ces jeunes gens qui se rassemblent sans autres affinités que celles de se ressembler en portant des vêtements de la marque Burberry. Dépenser, prêts à porter, prêts à penser ? Qui suis-je dans ces habits taillés pour d’autres cultures que la mienne ? La question identitaire est d’autant plus forte que la Corée, petit royaume ermite comme on le surnommait alors, s’est toujours tenu en marge de l’agitation du monde. Jusqu’à ce que le Japon l’envahisse et le colonise pendant près de quatre décennies (1910-1935) avec pour dessein ultime d’éradiquer tous ses traits civilisationnels pour qu’il se fonde à jamais dans l’Empire japonais.

© Kim Sanggil, série off-line, 2005
© Kim Sanggil, série off-line, 2005

Qu’est-ce qui fait aujourd’hui l’image de la Corée ? Est-elle réductible à un céladon, un hanbok, vêtement traditionnel coréen ou à l’un de ces masques dont on devine dans le regard de Koo Bohn Chang (1953) qu’il a désormais pour fonction moins de cacher l’identité du porteur que de révéler celle de la Corée. Une Corée souvent plus idéalisée que réelle. Si Kim Soo Kang (1970) photographie autant de bojadi(sacs de fortune dans lesquels les Coréens emballaient nourriture ou articles précieux et quotidiens) c’est parce que ce sac symbolise à ses yeux l’histoire collective et nationale de la Corée mais aussi l’histoire individuelle de chacun de par ce qu’il contient.

© Kim Soo Kang, Bojagi, 2004
© Kim Soo Kang, Bojagi, 2004

Derrière les nouvelles photographies de porte-jarretelles que la photographe réalise en parallèle, on se demande quelle en sera la place dans la nouvelle narratologie du prochain récit national coréen. Car la Corée a subi depuis bien des influences et les images que ses photographes nous donnent à voir sont souvent hantées comme celles de Lee Gap Chul (1959) par ce qui ne s’y trouve pas (4). Pour d’autres en revanche (Yoon Jeong Mee, 1969) ces influences relèvent de la maladie infectieuse, éruptive, contagieuse, infantile. À l’image de ces corps étrangers (jouets) qui envahissent du sol au plafond les chambres d’enfants ; rouges pour les filles, bleus pour les garçons (Série Pink and Blue Project, 2005). Le culturel à l’aune d’une universalité standardisée par l’industrialisation. La culture, la civilisation Coréenne sont-elles en voie d’extinction ?

© Jeong Mee Yoon / Museum of Fine Arts, Houston

Les photographies de Kim Atta (1956) le suggèrent avec ses hommes et femmes présentés comme des objets muséographiques ; des sujets historiques (The Museum Project 1995-2002). Des êtres possédés (ils sont enfermés dans une boîte en plexiglas) que parce qu’ils sont dépossédés de leurs traditions. Si la mariée en blanc (sans le traditionnel hanbok cérémoniel) prend plus de place que l’homme, ce n’est qu’au musée et seulement dans cette boîte.

© Kim Atta, The Museum Project # 073, serie People, 1999.

Car dans la réalité la femme est le plus souvent condamnée à se tenir sur le seuil des choses dévolues aux hommes, héritage de toutes filiations confucianistes (Lee SunminLee, Sunja’house, rites ancestraux, 2004). Et quand elle arrive à se dresser sur la pointe des pieds, c’est aussi parfois, nous dit Kim Ayoung (1979) pour bourgeonner au bout d’une corde. La condition féminine est fragile mais celle d’un cadre l’est tout autant. (Area Park, Seoul a Society of Gap,2003-4).

© Kim Ayoung, Entertainers’s suicides in succession, Why ? 10 Feb,2007, Serie Ephemeral Ephemera, 2007.

Quand cesserons nous enfin de bâtir un monde qui nous est de plus en plus hostile ? Quand nous prendrons, peut-être, le temps d’observer que toute beauté est singulière. À l’image de cet arbre qui appelle notre regard par la simple entremise d’un drap blanc tendu derrière lui (Lee Myoung Ho (1975).

© Philippe Pataud Célérier / L’Insensé.


Notes :

Lire aussi La Corée du Sud décryptée par ses photographes contemporains.

Préface de la revue l’Insensé consacrée en 2016 à la Corée.

La revue L’Insensé

2Commentaires

  • Maria
    30/10/2022

    Tout est tellement bien décrit à chaque fois! C’est comme être là, et en plus comprendre tout ce qui se passe, et d’une manière totalement fascinante!!

    « La question identitaire est d’autant plus forte que la Corée, petit royaume ermite comme on le surnommait alors, s’est toujours tenu en marge de l’agitation du monde. »

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