Michael Rakowitz ou le vide pour échos

Michael Rakowitz ou le vide pour échos

Américain d’origine juive irakienne Michael Rakowitz observe le pays de ses ancêtres sombrer dans le chaos. Après trente ans de conflits que reste t-il de ce pays dévasté, livré à la guerre civile, pillé jusque dans ses ruines ? Pour Rakowitz la tragédie est totale : humaine, écologique, patrimoniale.  Sur les 15 000 pièces disparues, huit mille pièces sont toujours manquantes. Ces pièces, œuvres d’art, architectures de Babylone, Rakowitz entend les faire revivre à partir de matériaux de récupération : bouts de journaux, cartons, emballages de produits alimentaires originaires du Moyen-Orient. Un geste créatif, presque résurrectionnel, tant ces artefacts sont dans l’imaginaire de l’artiste des substituts aux personnes disparues, aux objets, à toutes ces mémoires qui ne pourront jamais se reconstruire.

Boite de conserve de sirop de dattes © Michael Rakowitz

En Irak, nous posons toujours une datte sur les lèvres du nouveau né. Pour que son premier contact avec la vie soit le plus doux ». Michael Rakowitz se souvient (1). Les dattes ont toujours été au cœur de ses traditions familiales. Son grand-père, Nissim Isaac Daoud Bin Aziz, juif, natif de Bagdad, dirigeait l’un des plus florissants commerces de dattes du Moyen-Orient. Jusqu’à la Seconde guerre mondiale qui provoquait dans la capitale irakienne le premier pogrom de son histoire (2). Les violences s’aggravant autour de la question palestinienne (3) la famille Daoud migrait aux États-Unis. Et c’est à New York que le grand-père David (son nom ayant entre temps été anglicisé) relançait dès 1947 son activité d’import-export de dattes irakiennes sous la marque Davisons & Co.

Deuxième sur la gauche, le grand-père de Michael Rakowitz avec sa famille © Michael Rakowitz

Soixante-dix ans plus tard, les dattes sont encore une préoccupation familiale. Mais de façon bien singulière. Car ce qui fait désormais date dans l’activité du petits fils, né à New York en 1973, n’est plus le fruit mais son conditionnement. En témoigne sa dernière création actuellement présentée à Londres sur la célèbre place publique de Trafalgar square ; sur le Fourth Plinth, le quatrième socle (le seul laissé vacant par l’Histoire) où pendant dix-huit mois est exposée une sculpture contemporaine (4). L’œuvre de Rakowitz représente l’un de ces imposants taureaux ailés (lamassu) qui protégeaient depuis le 7ème s. avant J.-C. l’entrée de Ninive, l’ancienne capitale assyrienne située dans les faubourgs de Mossoul de l’Irak actuelle. La particularité de cette sculpture est de ne plus être taillée dans un bloc de granit mais fabriquée avec des boîtes de conserve de sirop de dattes. 10 500 boîtes précisément.

Lamassu, Trafalgar square, Londres © M. Rakowitz, 2018

De dattes l’Irak n’en manquait pas. Le pays en était même le plus gros producteur et exportateur mondial dans les années 1970. Puis l’histoire rebattait les cartes. Saddam Hussein prenait les rênes du pays. Et en trois décennies ouvertes par la très meurtrière guerre déclenchée contre le voisin iranien (1980-1988) l’Irak plongeait dans une spirale de violences. En 1991 la coalition menée par les Américains lançait contre l’Irak (suite à son invasion du Koweït) la plus grande force militaire jamais déployée depuis le débarquement des forces alliées en Normandie. La seconde guerre du Golfe éclatait en 2003 au terme de laquelle, sur fond d’occupation américaine et de guerres civiles (2006-2009, 2013) émergeait ce nouvel et monstrueux avatar répondant au nom de Daech (2014-2017).

Américain par naissance, irakien par héritage, ce conflit l’interpelle. Rakowitz observe ces multiples flux d’images qui déferlent sur les écrans américains. Que reste t-il au pays de ses aïeuls où lui même n’a jamais pu se rendre? Les informations diffusées par ses amis irakiens sont alarmantes. Souvent à rebours de celles diffusées par les médias principaux. Des milliers de tonnes de défoliants ont été larguées sur les palmeraies. Les puits, les jardins, les terres arables ont été empoisonnées par Daech. Une folie dans cette région aride issue pourtant d’une stratégie mûrement réfléchie : stériliser ces sols pour dissuader tous retours, supprimer tous espoirs à venir. Jusqu’aux traces de ces grandes civilisations assyro-babyloniennes dont la réussite tint, dans ce sud mésopotamien avare en précipitations, à cette production dattière qu’elles maîtrisaient sans égal. Des feuilles jusqu’aux racines toutes les ressources étaient exploitées pour se nourrir (Une famille avec un dattier ne meurt jamais de faim dit le proverbe), se vêtir, construire, compter, penser. N’était-ce pas à Uruk, ville du mythique roi Gilgamesh (-2900) l’actuelle Warka irakienne – qu’étaient jetées les premières bases de l’écriture cunéiforme ?

« A house with a date palm will never starve » © Michael Rakowitz

« Sur les trente millions de palmiers dattiers qui recouvraient le territoire irakien avant la guerre contre l’Iran, il en reste aujourd’hui  moins de trois millions aujourd’hui mais en piteux état » précise Rakowitz. Rongés, intoxiqués par cette nouvelle forme de fusarium (champignon) qui prospérerait sur ces terres saturées d’uranium appauvri. Un matériau indispensable pour donner aux obus une plus grande capacité à pénétrer les blindages tout en s’enflammant à leurs impacts. En l’espace de six semaines en 1991, lors de cette médiatique « tempête du désert » le territoire irakien recevait autant de bombes (90 000 tonnes en 110 000 sorties aériennes) que l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. De douceurs jamais les Irakiens n’en ont eu autant besoin. Jamais ils n’en ont été autant privés. Aussi bien en Irak qu’aux États-Unis.

« Autant de bombes – 90 000 tonnes en 110 000 sorties aériennes – que l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale »

C’est en cherchant des dattes irakiennes dans l’une des épiceries fin de produits alimentaires orientaux de New York (Sahadi Importing Co) que Michael Rakowitz remarquait leur absence. Plus qu’un fruit la datte est un symbole national qui concentre l’identité, la culture, le terroir, la tradition de l’Irak. Si Rakowitz trouve bien des boîtes de conserve de dattes, toutes portent en revanche la mention : « Fabriqué au Liban ». Pourtant ces dattes sont bien irakiennes. Mais pour passer outre à cet embargo qui isole durement l’Irak elles sont conditionnées en Syrie puis étiquetées au Liban. Pour Rakowitz le constat est sans appel : la culture irakienne est devenue invisible. Même dans sa propre ville de Chicago où vit l’une des plus fortes concentrations mondiales d’Assyriens (5) les restaurants irakiens se dissimulent derrière une cuisine aux « accents méditerranéens ». Pouvaient ils faire autrement ? « Pendant près de dix ans, sous les présidences Bush, père et fils, les Américains ont entendu en boucle sur les principaux médias américains, que l’Irak était leur ennemi. » « Ennemi Kitchen » (Cuisine de l’ennemi) sera la première réponse de l’artiste.

Ennemi Kitchen, Radical hospitalité © Michael Rakowitz

Diplômé du MIT en Études Visuelles (Cambridge, Massachusetts) Rakowitz est influencé  par ce courant de sociologie empirique connu sous le nom d’École de Chicago (6). La création, l’art, « le faire ensemble » sont au cœur de ces relations d’échanges, de ces interactions communicatives, de ces actions réciproques entre personnes, source de nouveaux échanges et de relations sociales à faire advenir entre individus. Rakowitz se souvient quand enfant, préparer des plats irakiens devenait un moment de retrouvaille familiale. « La cuisine était alors ce formidable espace d’interaction sociale où à force d’échanges, de partages et de dialogues, l’hostilité se transformait peu à peu en hospitalité ». L’idée est là. Elle va s’incarner à travers ce food -truck, ce camion restaurant, que Rakowitz va restaurer et décorer avec les couleurs du drapeau irakien : trois bandes horizontales rouge, blanche et noire. Mais en lieu et place des trois étoiles vertes irakiennes qui arpentent la bande centrale Rakowitz a dessiné les quatre étoiles rouges à six pointes alignées du drapeau de la ville de Chicago.

Ennemy Kitchen © M. Rakowitz, (2003-en cours)

Autant de symboles qui cohabitent pacifiquement malgré le nom du restaurant « Ennemi Kitchen » dessiné sur la carrosserie. (7). Loin d’être inamicale, même en pleine guerre du golfe, la formule propose en centre ville et gratuitement à tous ceux qui le désirent des plats originaires de Bagdad. Le tout servi par une hiérarchie qui prend le contre-pas de celle qui sévissait en Irak. Les chefs, des réfugiés irakiens, donnent les ordres à ceux qui les donnaient hier mais prennent les commandes aujourd’hui: des vétérans américains.

« Ingérer la nourriture irakienne, c’est être digéré par sa culture »

Passé surprises, interrogations, agressivités parfois, progressivement les langues se délient tout en avalant un Shawarma. « Ingérer la nourriture irakienne c’est être aussi digéré par sa culture » souffle Rakowitz. Et tandis que les soldats américains occupent l’Irak, la cuisine irakienne se diffuse peu à peu dans le ventre et l’esprit du citoyen. Non le peuple irakien n’est pas votre ennemi. Encore faut-il que les Américains puissent l’observer par eux mêmes. Rakowitz va multiplier les situations d’échanges.

Enemy kitchen – hospitalité versus hostilité © M. Rakowitz

Avec son projet Return, Rakowitz relance l’enseigne de commerce d’import-export de dattes développé par son grand père. Cette fois Davisons and Co prend place dans le quartier new-yorkais de Brooklyn. Pour la première fois depuis le 6 août 1990 (date de l’embargo total — commercial, financier et militaire — qui avait été voté par le Conseil de Sécurité de l’ONU) Rakowitz réussit à signer le premier contrat d’importation en provenance de l’Irak. Une tonne de dattes de première qualité est expédiée aux États-Unis. Si Davisons & Co vend des dattes irakiennes aux Américains, il offre aussi une logistique gratuite en retour aux Irakiens vivant aux États-Unis et qui souhaiteraient expédier des biens à leur famille vivant en Irak. Rakowitz veut faire oublier cette amertume qui surgit généralement au coin des lèvres quand on parle de l’Irak.

Davisons and Co, 2006 © Michael Rakowitz

Car le pays n’est plus qu’un indescriptible chaos. À l’image du musée national de Bagdad. Les plus belles pièces sont pillées. Certaines ont près de 5 000 ans. Statues, tablettes d’argile sumériennes, vases, colliers babyloniens, bronzes akkadiens ont disparu dans l’indifférence passive ou complice des troupes américaines chargées de protéger le Palais présidentiel et le Ministère du pétrole. Pour Rakowitz la tragédie est totale : humaine, environnementale, patrimoniale.  Sur les 15 000 pièces disparues, près de sept mille sont toujours manquantes. Les unes ont été détruites in situ lors du dynamitage de sites archéologiques par Daech. Les autres, la majorité, ont été volées au sein du musée national de Bagdad. Un pillage commis le plus souvent par des bandes criminelles ou terroristes au profit de collectionneurs du monde entier.

The Invisible enemi should not exist © Michael Rakowitz

Ces pièces Michael Rakowitz entend les faire revivre. « Mon père était médecin. La façon dont j’ai été élevé m’a donné envie de soigner aussi ; à ma manière ». Pour reconstituer ces pièces, Rakowitz va s’appuyer sur la base de données archéologiques : « Trésors perdus de l’Irak » créée par l’Institut oriental de l’université de Chicago en synergie avec l’Unité des œuvres d’art volées d’Interpol et de sa base de données mondiales. C’est le début d’un projet titanesque qu’il va baptiser du nom de cette voie processionnelle « Aj-Ibur-Shapu »  « Que l’ennemi invisible ne dure pas» découverte à Berlin au sein du musée de Pergame.

Une centaine de lions, symboles de la déesse Ishtar, déesse de l’amour, de la fécondité, de la guerre, divinité phare du panthéon assyro-babylonien, flanquait l’allée processionnelle. Le cortège royale l’empruntait chaque année lors du nouvel an jusqu’à l’imposante porte en briques cuites recouverte de tuiles émaillées jaunes et bleues : la porte Ishtar. La plus importante des huit Portes traversait la double enceinte ceinturant Babylone et son fastueux sanctuaire (il aurait inspiré la tour de Babel) dédié au dieu Marduk, protecteur suprême de la cité (8).

Porte d’Ishtar, Musée de Pergame, Berlin © DR

L’ensemble monumental (voie et porte) construit sous le règne du roi Nabuchodonosor II (605-562 av. J.-C.) a été dégagé des sables au début du 20 e s. par des archéologues allemands, puis démonté, transporté, remonté, pierre après pierre, dans le musée berlinois. Les parties manquantes ont été refaites et réintégrées à l’ensemble sans se soucier de questionnements éthiques : tenant au pillage du site ou à la qualité scientifique de l’ensemble reconstitué. En ce début des années 1900, à l’orée de la Première guerre mondiale, archéologues et conservateurs allemands étaient surtout soucieux de mettre en valeur ces trophées prestigieux. L’état allemand pouvait plastronner dans ses nouveaux atours impériaux. La porte Ishtar et sa voie processionnelle en étaient les symboles les plus éloquents que nombre de pouvoirs auraient voulu s’approprier. Ou se réapproprier à l’instar du roi irakien Fayçal II (1939-1958). Qui à défaut se contenta de faire reconstruire la porte Ishtar sur le lieu même où elle avait été pillée. Une reconstruction partielle et grossière par laquelle le régime entendait renouer avec le fil historique d’un passé glorieux. Sa reconstitution servit plus sûrement de toile de fond aux soldats américains en quête de trophées mémoriels pendant la seconde guerre d’Irak en 2003.

Porte d’Ishtar partiellement reconstruite dans les années 1950 par le roi irakien Faisal II. © DR

A son tour, Rakowitz, aidé par une équipe d’assistants berlinois, va imaginer sa propre porte d’Ishtar. Une reproduction à plus petite échelle de celle reconstruite sous le règne du roi Fayçal. En somme une copie de copie dont l’originalité n’entend plus faire illusion mais dénoncer, informer. Ses panneaux en contreplaqué sont recouverts avec des emballages multicolores de produits alimentaires trouvés au Moyen-Orient mais fabriqués par ces firmes multinationales implantées dans le monde entier (canette de Pepsi, emballages de thé Lipton …).

Les ruines seraient-elles au passé ce que nos déchets sont à notre avenir ?

Piller l’Irak c’est aujourd’hui recycler ces déchets en partie produits par ces industries pétrolières qui condamnèrent l’Irak à son destin funèbre. Que reste t-il de ce pays ravagé, dépouillé jusque dans ses fondations les plus intimes ? Rien. Presque rien ; à l’exception de ces matières plastiques, rebuts impérissables et polluants. Les ruines seraient-elles au passé ce que nos déchets sont à notre avenir ? Civilisations et sociétés se suivent. Rakowitz va les faire coexister à sa manière en fabriquant à partir de ces matériaux de récupération plus de 700 pièces à ce jour.

Statue reproduite à base de papier mâché © M. Rakowitz / Galerie Wien

Mais ce que cherche Michael Rakowitz n’est pas de reproduire à l’identique les objets disparus. Ce qui l’intéresse n’est pas l’identité de la pièce, – les caractères qui en font l’originalité, l’authenticité –  mais le processus d’identification par lequel la personne s’approprie l’objet. Un geste créatif, presque résurrectionnel, tant ces artefacts sont, dans l’imaginaire de l’artiste, des substituts aux personnes disparues, aux objets, à toutes ces mémoires qui ne pourront plus se reconstruire.

« L’ennemi invisible ne devrait pas exister » © M. Rakowitz

Ces multiples pièces ressuscitées, Rakowitz va les disposer sur une table évoquant à une échelle  réduite la Voie processionnelle en complément de la porte Ishtar. Pour faire apparaître sous nos yeux une interminable succession de pillages. Celle qui, siècle après siècle, pierre après pierre, déposséda l’Irak de son patrimoine. Avec d’habiles retournements de situations dans sa perspective. Car si l’Irak et le musée national de Bagdad ont fait l’objet de nombreux pillages celui de Berlin s’en est nourri comme la majorité des grands musées européens s’élevant au sein de ces nations qui se transformaient en (v)empires.

La Voie processionnelle © Michael Rakowitz

Pillage salvateur diront certains puisque la porte Ishtar est sauve; là ou d’autres sites archéologiques ne sont plus : comme les deux gigantesques Bouddhas de Bâmiyân dynamités par les talibans ou le site antique de Palmyre vandalisé par Daech… Mais si la porte reconstituée d’Ishtar demeure, c’est parce qu’elle a été en partie épargnée par les bombardements de la deuxième guerre mondiale. En partie seulement car certaines collections ont été détruites ; d’autres pillées par les Soviétiques pour enrichir à leur tours – Dédommagements de guerre  déclara Staline – d’autres musées comme celui de Pouchkine à Moscou qui abrite désormais le trésor de Priam. (8000 objets et bijoux d’or, d’argent et de bronze pillée en 1873 dans l’antique cité de Troie par le célèbre archéologue allemand, Heinrich Schliemann).

Lamassu détruit par Daech, Ninive, 2015. Images diffusée par Daech

Depuis mars 2018 Rakowitz a donc installé au cœur de Londres sa dernière œuvre. Copie bien dérisoire commenteront certains. Mais comme tout emballage donne une idée de ce qu’il ne contient plus, cette reconstitution nous fait comprendre la perte immense que fut la destruction de l’originale : une sculpture gigantesque taillée il y a 2500 ans par l’une des civilisations les plus brillantes et qui fut en quelques heures broyée à coups de masse et de disqueuse par la soldatesque de Daech. Rakowitz nous le rappelle avec une dizaine de milliers de boîtes de conserve de sirop de dattes.

Vides.

© Philippe Pataud Célérier

Mes remerciements à Michael Rakowitz et à la Galerie Barbara Wien (Berlin) pour le prêt des images

Ecrit dans le cadre du regard croisé entre Michael Rakowitz et Li Kunwu diffusé le 22 mars 2019 sur Arte/Tracks

En accès aussi sur Le Monde Diplomatique

Notes :

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