Zhang Hai’er, l’esprit et la chair en totale liberté
Zhang Hai’er (1957) est l’un des premiers photographes chinois à rompre dès les années 1980 avec la fonction mimétique de la photographie documentaire. Son regard d’une totale subjectivité interpelle. Car il porte sur ces sujets qui étaient totalement méprisés, censurés par le pouvoir : prostituées, transexuels, marginaux. Un œil libre, d’une humanité subversive, qui échappe à tous diktats ; qu’ils soient gouvernés par le Politique ou manipulés par le consumérisme.
Frappant. L’insolence des regards dans l’indolence des corps. Comme si l’œil s’affute à mesure que le corps s’émousse ; s’intensifie, se durcit à proportion des chairs qui se relâchent et se dénouent. Paradoxe stimulant. Car souvent l’œil se dérobe quand le corps se dévêt face à l’objectif. Il sait que le corps photographié peut être livré aux regards de tous avec une voracité de buveur de sang. Et qu’il sera d’autant plus observé, scruté, détaillé qu’il sera exposé, jugé à l’aune de tous ses angles morts.
Avec parfois des formes gauches et replètes, des nids de pilosité enchâssés au fond des cuisses, des chairs émoussées. Parfois harnachées, sanglées, cuirassées, appareillées pour chevaucher les plus grands désirs quand bien même le nylon garrotterait des chairs exsangues dans le gras douillet des cuisses ou le surplis gainé d’un bas ventre.
Pour la majorité des regards ces corps n’ont guère d’emprises esthétiques, érotiques. Certains les jugeant même ridiculement surannés, à peine décadents dans leur pause incongrue plastiquée par un imaginaire d’abattoir.
Et pourtant.
Contre toutes attentes les regards de celles qu’on voulait moquer sont bel et bien là. Pis. Intenses, fixes et soutenus, posés sur nous ; pavoisant du haut de leurs défroques érotiques avec une puissance d’imperator et cette noirceur de trait prêt à fendre la cuirasse.
Paradoxe étonnant. Ces femmes seraient-elle sûres de leur œil ? (il est d’ailleurs rarement maquillé). Mais sûres de quoi ? Du jugement qu’on porte sur elles ? Qu’elles ont de nous ? Ou plus sûrement du regard qu’elles portent sur elles ?
Pour être aussi sûres d’elles mêmes – observons l’intensité de ces regards – ces femmes doivent être sûres de nous. Moins de nos désirs que de nos interrogations. Et c’est là leur force que de faire naître dans la détermination de leurs regards la source de nos questionnements.
Car enfin libérées de tous accoutrements officiels hérités de la prude idéologie marxiste (la nudité est interdite) ou de ces panoplies officieuses normées par un consumérisme érotisé (jambes à perte de vue, lignes filiformes, ventres plats), ces femmes prennent notre regard au dépourvu.
Elles se montrent toutes entières dans la plénitude de leur vérité sociale (filles de joie dont on ne sait jamais de quelles peines elles sont faîtes), corporelle, – biologique ? – plaidant l’ambigüité sans ambigüité, l’indécision morphologique jusqu’à l’indétermination sexuelle. Femmes ? Hommes ? Qu’importe.
Ce qu’elles sont elles le savent et l’assument. Puisqu’elles choisissent de l’être sans fard ni artifices autres que ceux qu’elles travestissent – pour mieux qu’ils les trahissent ? – comme ces bas qui baillent à mi mollet ou ces poils se rebiffant sous le froid nylon.
Ces femmes ne sont pas des objets de désir passif (paramétrés pour les désirs immédiats). Elles sont seulement soucieuses de liberté, de leur liberté jusqu’au pli d’un ventre qu’elles ne rentrent pas, d’un battement de cils qu’elles ne baissent pas, d’un conformisme qu’elles ne suivent pas (et pourtant nombre d’images ont été prises autour de 1989). Elles sont libres comme ces passions inutiles quand elles cèdent aux jouissances immédiates.
Cette liberté, elles l’affirment, la revendiquent, mais plus que cela : l’incarnent et la font vivre par-delà toutes conventions esthétiques, sociales, politiques, sexuelles. Elles ne veulent être ni belles ni fortes, elles veulent être tout simplement ; au-delà de tous cadrages photographiques ; aussi.
Les bras, les jambes s’écartent, les pieds se lèvent, les gestuelles débordent, dérapent, les figures se détournent. Les corps s’échappent toujours du cadre qui leur est assigné.
Seul le regard reste droit ; d’une droiture de tuteur. Droit, face à l’objectif, face à nous. La chair et l’esprit. Indolence, Insolence. L’esprit qui résiste ?
Tous ces êtres que photographie Zhang Haier ne disent en fait qu’une seule chose : je me possède plus que je ne suis possédé.
La vision est amère pour ceux qui pensaient prendre. Cruelle pour ceux qui se contentent de regarder. Mais inespérée.
Ne nous donne t-elle pas le moyen de notre propre révélation ?
Philippe Pataud Célérier
Notes :
Lire : La Chine dans l’objectif des chinois, (Le Monde Diplomatique, janvier 2013)
Lire : Les Affranchis (L’insensé Chine), décembre 2013)
Ce texte est extrait du catalogue consacré à Zhang Hai’er pour son exposition : « Le portrait nu de Zhang Hai’er, 1987-2010 » organisée par la galerie shanghaienne Beaugeste Gallery. Avec les contributions de Christian Caujolle et de Jean Loh. Traduit en chinois.
Cisneros
J ai bien aime l approche avec l artiste à travers ses commentaires tres justes ,bravo
pataud michel
bravo Philou