Les affranchis

Les affranchis

Entre plasticité visuelle et ancrage historique, matériaux documentaires et fictionnés,  la photographie chinoise est  l’un des modes d’expression les plus originaux pour suivre l’histoire de cette Chine en mouvement. Introduction àl’Insensé, revue annuelle consacrée en 2013/2014 à la photographie chinoise contemporaine.

Zhe Chen, Série, Bees, 2012
Zhe Chen, Série, Bees, 2012

Mo Yi, Wang Ningde. Le premier, né en 1958, photographie ses sujets, l’œil à distance du viseur. Mo Yi ne regarde pas ce qu’il prend pour montrer le monde tel qu’il est et non pas tel qu’il le voie. Le second né en 1972 met en scène des modèles qui ferment les yeux ou tournent le dos à l’objectif. Ces modèles ne voient pas celui qui les prend mais nous forcent, nous spectateurs, à voir autrement. Aussi singulières que soient ces « présences d’absence de regards », ces images révèlent autant la plasticité artistique des photographes que la nature du contexte politique dans laquelle elle s’inscrit.

© Mo Yi, Tossing Bus, China 1989.
© Mo Yi, Tossing Bus, China 1989.

Si Mo Yi photographie sans regarder, c’est pour répondre aux autorités chinoises qui avaient stigmatisé la partialité de son regard. Mo Yi avait un mauvais œil parce qu’il avait un mauvais esprit. Ses photographies ne montraient-elles pas une société chinoise triste, apathique, à rebours de cet épanouissement social qui caractérise le communisme pour tous idéologues ? C’étaient les années 1980. Tian’anmen (1989) était tout proche. Les mêmes figures dépressives réapparaissent pourtant dans ses photographies sans regard.

Wang Ningde, Some days, 1999
Wang Ningde, Some days, 1999

Si Wang Ningde ferme les yeux de ses modèles, c’est pour leur rendre leur regard et avec lui cette part de rêves non plus collective mais individuelle. Je voie, j’imagine ou j’imagine pour ne plus voir. Loin de cette tutelle idéologique qu’illustre avec rigidité l’inévitable veste Mao (quatre poches devant avec cinq boutons, un par pouvoir : exécutif, législatif, judiciaire, examinateur et de surveillance) que portent encore les modèles de Wang Ningde trente ans après la fin du maoïsme. Le poids du souvenir annexerait-il encore tous imaginaires émancipateurs ? L’héritage est lourd.

Wang Ningde, Some days, 2002
Wang Ningde, Some days, 2002

Jusqu’en 1979, et en particulier durant la révolution culturelle de Mao Zedong, de 1966 à 1976, la photographie est un outil de propagande. Cadrer un sujet c’est encadrer les regards (1). Ne peut devenir réel que ce qui est idéologiquement juste…Il faut attendre la fin des années 1970 pour découvrir les premiers témoignages photographiques affranchis de toutes directions idéologiques. Un temps que va mettre à profit une nouvelle génération de photographes impatiente de se frotter à un réel enfin libéré de tous contrôles politiques.

Pepsi in the train from Canton to Shenzhen, 1993
Pepsi in the train from Canton to Shenzhen, 1993

Les regards s’émancipent, avides pour certains de ces sujets qui étaient alors tabous. Lu Nan s’intéresse aux aliénés psychiatriques, Yang Yankang aux chrétiens persécutés, Li Xiaobin aux individus spoliés par le pouvoir. Beaucoup espèrent que ces sujets sulfureux soient aussi porteurs d’une nouvelle grammaire esthétique, d’une rupture totale avec ces conventions formelles qu’imposait la bien-pensance maoïste. Zhang Hai’er en photographiant les prostituées va témoigner à leur égards d’une réelle empathie. Une perception subjective va progressivement libérer la photographie documentaire de sa fonction mimétique. « Je photographie moins ce que je voie que ce que je ressens » dira t-il. La répression sanglante de Tian’anmen va museler ces regards frondeurs.

Nombre d’artistes et d’intellectuels migrent à la périphérie de Pékin à distance de ce pouvoir central qui contrôle revues d’art et expositions. L’urgence de dire, de s’exprimer malgré le dénuement et la censure pousse certains vers la performance. Le performeur n’est-il pas au cœur d’un évènement qu’il a lui même orchestré ? Le dépassement de soi pour dépasser l’autre, l’État tuteur et totalitaire ?

Le collectif d’artistes dit du Village de l’Est « dongcun » est l’un des premiers cercles chinois de photographie et d’art expérimental. Sans réels moyens le corps va rapidement devenir chez eux le premier décor de cet art performatif qui utilise la nudité – illustration du citoyen mis à nu par le pouvoir ? – comme outil contestataire d’un corps social et politique drapé dans l’uniformité d’une idéologie liberticide.

East Village Artists, To raise an Anonymous Mountain by One Meter, 1994.
East Village Artists, To raise an Anonymous Mountain by One Meter, 1994.

Dans 12 mètres (1994), Zhuang Huan s’enduit le corps de miel et de saumure de poisson avant de s’enfermer dans des toilettes publiques. Les mouches affluent. Métaphore de l’individu résistant sous une peau de bête, celle d’un régime oppressant ?

12 m2. Performance photographiée par Zhang Huan, 1994.
12 m2. Zhang Huan photographié par Rong Rong, 1994.

Également dévêtu Ou Zhihang se photographie en train de faire des pompes devant certains symboles forts comme cette école sichuanaise de Wenchuan. « On fait faire des pompes aux enfants dans les écoles pour qu’ils se fortifient, déclare t-il. Moi je fais des pompes pour obliger la Chine à regarder certaines vérités et à se fortifier ». L’école avait été emportée pas le séisme de mai 2008 (70 000 morts au Sichuan) en l’absence de normes de sécurité oubliées par des officiels et des promoteurs peu scrupuleux.

Face au ­Potala de Lhassa (Tibet)
Face au ­Potala de Lhassa (Tibet)

La mise en scène conditionnant le regard, la photographie est moins un moyen d’expression qu’un support d’enregistrement témoignant des représentations que l’artiste se fait de cette réalité. Ces artistes qui ne sont donc pas au départ des photographes sont le plus souvent non pas derrière mais devant l’objectif au cœur de leur performance ; un procédé devenu légion entre 1990 et 2000 qui va céder le pas à une mise en scène plus construite, moins instinctive, plus intellectuelle à l’aune des bouleversements socio-économiques qui bousculent la Chine.

Elève du sculpteur Sui Jianguo Liu Bolin par exemple se photographie devant les restes de son atelier détruit par la police après avoir peint son corps à l’image du décor qui lui sert de fond. L’individu a tellement peu de droits en Chine qu’on se demande s’il n’est pas devenu invisible aux yeux des autorités ; à moins que sa survie ne dépende exclusivement de sa capacité mimétique à se fondre dans son environnement politique, sociétal, économique. Ne reste plus qu’à photographier la séditieuse performance.

Hiding in the City 02, Suojia Village, 2006 © Liu Bolin / Courtesy Galerie Paris-Beijing.
Hiding in the City 02, Suojia Village, 2006 © Liu Bolin / Courtesy Galerie Paris-Beijing.

L’une des images emblématiques de ce chambardement sociétal se trouve dans cette série réalisée par Weng Fen. Une jeune fille à califourchon sur un mur dos à l’objectif a les yeux rivés sur ce nouveau monde qui apparaît au loin. Cette jungle faite de gratte-ciels n’est plus à défricher mais à déchiffrer. Comment pouvons nous construire un monde qui nous est de plus en plus hostile ? Où allons nous ? Sur quel imaginaire collectif bâtissons nous nos projections futures ? Ces mises en scène, ces images théâtralisées, interpellent. Qui fabrique l’histoire, ce récit national dont nous sommes le produit ? À ces dernières questions, Liu Zheng va  répondre de manière magistrale.

Weng Fen Sitting on the wall, Guangzhou, 2004
Weng Fen Sitting on the wall, Guangzhou, 2004

Quand il part sillonner la Chine pour découvrir par lui même son propre pays, il est frappé par les hommes et femmes qu’il rencontre au quotidien. Prisonniers, transsexuels, moines, voleurs, ouvriers, hommes d’affaires, prostituées, handicapés, accidentés tous ces gens qui défilent pendant près de dix ans (1994-2002) devant son Hasselblad sont absents de l’histoire collective qui façonne l’imaginaire chinois. C’est pourtant ces histoires individuelles, qui ont tout l’air d’un simulacre au regard de ce qui a été érigé en mémoire collective par les autorités nationales, qui intéressent Liu Zheng. Pour leur donner ce poids de vérité, il ajoute les photo de ces mannequins en cire qui incarnent dans tous ces lieux où s’élabore la mythologie nationale tels que musées, mémoriaux ou places, ces scènes historiques (massacre de Nankin, l’ouvrier modèle, etc…) que tous Chinois rencontre dès sa scolarité. Ainsi en mélangeant personnages réels dont on questionne l’authenticité à l’aune de leur invisibilité dans la narration officielle et personnages fictifs dont chaque Chinois ne saurait douter de la véracité tant ils nourrissent la mémoire collective, Liu Zheng donne en 120 portraits, (tous pris en noir et blanc au même format) une nouvelle histoire collective à faire valoir. Publié en 2004 au grand dam des autorités chinoises, le livre « The Chinese » s’inscrit dans la lignée historisante de ces grands regards documentaires (August Sander sur l’Allemagne, Martin Chambi sur le Pérou, Robert Frank ou Diane Arbus pour les Etats-Unis) qui parviennent à cristalliser une mémoire collective à partir d’une sensibilité individuelle. Liu Zheng fait date.

Un travesti, Liu Zheng, Huiyang, Henan Province, 1999
Un travesti, Liu Zheng, Huiyang, Henan Province, 1999

Pour nombre de photographes il s’agit désormais moins de décrire le monde que de le penser autrement. Si certains entendent toujours témoigner de ce qui les préoccupent, la photographie est déterminée par la seule réalité (comme le regard de Lu Guang sur les catastrophes écologiques en Chine) d’autres, à défaut de pouvoir impacter la réalité change de réalité en construisant un monde totalement imaginaire.

Si la réalité est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire, questionne Ciao fei, que reste t-il du communisme en dehors de ses statues monumentales ? Réalité bien fictive dans l’esprit des nouvelles générations acculturées aux héros de jeux vidéo mobilisés moins par les idéologies que par les joysticks. Le virtuel peut donc faire partie intégrante de notre réalité quotidienne et notre réalité devenir bien fluctuante pour ne pas dire virtuelle si l’on se fie à ces bouleversements idéologiques impensables en Chine il y a seulement trente ans.

CAO FEI, Golden Fighter's Despair,COSPlayers Series, 2004 © Lombard‐Freid Projects
CAO FEI, Golden Fighter’s Despair,COSPlayers Series, 2004 © Lombard‐Freid Projects

Pour nombre d’adolescents, le monde virtuel est jugé d’autant plus réel, qu’à défaut d’exister dans la réalité – les travaux de Zhe Chen sur cette postmodernité désenchantée sont tout à fait éclairants – (2) il leur donne enfin l’occasion d’exister en le paramétrant autour de leurs désirs égocentriques. Puisqu’on ne peut reconstruire un nouveau monde, construisons une nouvelle représentation de celui-ci. Cao Fei fait entrer le virtuel avec fracas dans le réel. L’écran d’ordinateur remplace le viseur de l’appareil photo. Sous l’égide du numérique le réel devient le matériau d’une fiction à venir. Pour nombre de jeunes photographes chinois il ne s’agit plus de saisir un moment de vérité mais de raconter une histoire. Et la plus belle qui soit pour pouvoir en vivre. Les photographes chinois n’échappent pas non plus à cette nécessité économique.Quitte à mettre souvent en apnée les jugements ou les rêves qu’ils portent sur les choses et asservir les représentations qu’ils s’en font aux seules attentes du marché de l’art contemporain ; une fenêtre étroite entre la censure politique et ces puissances d’argent.

Philippe Pataud Célérier, juin 2013.

Ce texte est paru dans la revue Insensé, N°11 novembre 2013. Merci à Elisabeth Nora pour le titre.

Notes : 

(1) La Chine dans l’objectif des Chinois, Le Monde Diplomatique, janvier 2013. (2) Voir Zhe Chen ou la photographie chinoise au féminin, Le Monde Diplomatique, janvier 2013.

Signalons la série de quatre films documentaires réalisée par Emma Tassy, La Chine dans l’objectif Une approche sensible prise au creuset de ce chaos qu’est la Chine en pleine mutation.

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