Mo Yi, quand l’esthétique devient une éthique

Mo Yi, quand l’esthétique devient une éthique

Avec Mo Yi, l’image théâtralisée, mise en scène, féérisée, manipulée à coups de retouche numérique n’a pas cours. Ce qui l’intéresse n’est pas le monde tel qu’il le voit mais tel qu’il est. Pour mieux le montrer, il va le photographier sans le regarder.

© Mo Yi / Three Shadows, col.privée

Crâne dégarni, patine de boulon, barbe éparse s’effilochant en longs poils gris pareil au tabac qu’on roule, Mo Yi recrache la fumée de sa cigarette avec l’indifférence altière des vieux sages vautrés dans la brume. Difficile d’imaginer que cet homme au physique d’ermite, ramuré comme un cervidé avec une sève de liane pour posséder des ongles aussi longs, fut autrefois footballeur professionnel ; que ce corps, qu’on sent à chaque geste au bord de l’asphyxie, courut pendant près d’une dizaine d’années à plus de 3 000 m d’altitude. Difficile de croire aussi que ce photographe de 52 ans est aujourd’hui l’une des figures majeures de la photographie chinoise contemporaine ; un art où ici comme ailleurs, la visibilité provocante de l’artiste occulte bien souvent l’invisibilité de l’œuvre.

Tibet, 1982 © Mo Yi
Tibet, 1982 © Mo Yi

Mo Yi est né au Tibet de parents han. Son père a suivi l’appel de Mao qui réclame de nouveaux bras pour renforcer la présence communiste au Tibet. En 1958, tandis que la Chine maoïste durcit sa politique, un camion sort de la route pour s’abimer dans un précipice. Parmi les rares survivants, la mère de Mo Yi à deux doigts d’enfanter. Il s’en faut de peu pour que la montagne n’accouche de Mo Yi. Traumatisme de naissance ? Mo Yi rebondit de surfaces planes en plans fixes.

Prisoners © Mo Yi
Prisoners © Mo Yi

Dès quinze ans, il découvre les sommets himalayens sous l’angle d’un format rectangulaire aux vaste dimensions ; celui d’un terrain de foot de 105 par 68 mètres. Pendant huit années, il s’époumone à 3 650 m d’altitude pour défendre les couleurs de l’équipe de la Région autonome du Tibet. Non sans commencer à prendre des photographies des Tibétains qui l’environnent. Succès aidant, Mo Yi troque le club de Lhassa contre celui de Tianjin, ville portuaire au nord-est de Pékin. Loin du « toit du monde », ce grouillement, cette densité urbaine l’interrogent. Mo Yi tente d’y répondre en choisissant ce format dans lequel il veut désormais faire courir son regard. Crampons remisés mais appareil photo en main, il entre au service de communication de l’hôpital de Tianjin. Sans couleurs à défendre, il photographie naturellement en noir et blanc.

Prisoners © Mo Yi, 1989 ?
Prisoners © Mo Yi, 1989 ?

Des monômes d’étudiants manifestent pour la démocratie dans l’allégresse d’un printemps qui n’a pas encore dit son nom. Mo Yi se met en scène pour la première fois. Sur sa robe blanche il écrit : « Riant, je porte le deuil de la mort de l’ancien système féodal ; criant je remercie la naissance de la démocratie ». Il agite une large bannière estampillée de deux caractères : « C’est parti. » La foule applaudit, le prend en photo. Nous sommes en juin 1989. « Ce qui est alors parti, explique t-il, c’est ma foi aveugle dans le Parti ». Ce qui restera, c’est bien sûr la répression sanglante. Mo Yi arrêté, licencié, est jeté en prison, photographié sous toutes ses faces. Mais de quoi ces images témoignent t-elles ? D’un activisme politique qui lui est sur le fond étranger ? D’un régime aveugle qui photographie ses victimes ?

Liberté retrouvée, il reprend son appareil photographique. Tianjin le fascine toujours mais la prison l’a rendu prudent. Il se méfie. Il sait que dans un régime sourcilleux, tout peut-être politique, que l’obturateur du photographe est bien souvent dans le collimateur des autorités.

© Mo Yi / Three Shadows

Dans les années précédentes on avait déjà reproché à Mo Yi de se focaliser exclusivement sur des figures tristes, dépressives, apathiques, très loin de l’épanouissement social qu’infuse, pour tous idéologues, le communisme. On l’avait même soupçonné d’avoir des problèmes psychologiques. Ces critiques l’interpellent de façon plus théorique : quelle est l’objectivité de son regard et au-delà de cet outil qu’est la photographie ? Peut-elle documenter avec justesse, exactitude, fidélité, la réalité ? Comment se défaire de toute subjectivité ? Pour voir le monde tel qu’il est, ne faudrait-il pas le photographier sans le voir ? Inventer une photographie sans regard, sans photographe ?

Mo Yi se livre à différents types d’expériences pour prendre désormais des photos non plus à l’œil mais au doigt. Nuque, dos, jambes, mollet, pieds… à toutes ces parties du corps inaccessibles au regard il attache son appareil photo. Pour suivre une objectivité plus grande encore, il déclenche à distance tous les cinq pas son obturateur. Le cadrage est insolite. Certaines vues prises au ras de sol évoquent une vision canine. Les cadrages sont audacieux. Mo Yi a du flair. Quand, en revanche, il arrive à capturer un visage, le résultat est sans appel. Les mêmes figures tristes et froides apparaissent au développement. Ce n’est donc pas l’objectivité de son regard qui est en cause. Peut-être la société qu’il reflète ? Pour autant, il multiplie les garde-fous afin de se prémunir de tous subjectivisme rampant.

Tossing Bus China, 1989 © Mo yi
Tossing Bus China, 1989 © Mo yi

Avec « My Neighbourhood », « mon Voisinage », il va prolonger le travail amorcé par la série « Landscape of Time » Mo Yi photographie tout ce qui compose le quotidien urbain d’une famille chinoise. Il le définit à mesure de ses pérégrinations dans les rues de Tianjin. Au total, il va identifier sept espaces qui sont, selon lui, indissociables de l’environnement quotidien d’une famille chinoise et qu’il va photographier pendant plusieurs années. Ce sont les entrées d’immeubles d’habitation, les parties communes (cage d’escalier, boites aux lettres, cycles, paliers, portes, serrures, tableaux électriques, interrupteurs, vadrouilles, …), les cadres de protections métalliques protégeant les fenêtres de l’extérieur, les différents objets placés derrière ces protections (pots de fleurs, plantes, cages…), les appareils de climatisation des appartements individuels, les tableaux noirs destinés aux affichages publics, les jardins communs où l’on aère les couettes les jours ensoleillés.

Landscape of Time No. 22, 1989 © Mo Yi
Landscape of Time No. 22, 1989 © Mo Yi

Pour Mo Yi, la photographie systématique de choses bornées par ces typologies affranchit son regard de tous choix artistiques et subjectifs. Entre 2001 et 2004, des milliers de photographies sont prises, complétés en 2006 par un travail vidéo : « Quand la nuit tombe ». Film qui enregistre avec l’attention d’un sismographe tout ce qui entre du matin au soir dans le champ de sa caméra.Mais où veut-il aller ? Que nous montre t-il ? Des matériaux visuels, des documents qu’on juge d’autant plus bruts qu’ils nous semblent peu loquaces ou bien pauvres comme ces innombrables appareils de climatisation, conduites du chauffage, couettes… ?

Pourtant, ces images nous donnent progressivement la certitude qu’on a affaire à quelque chose de signifiant. Est-ce cette simplicité du cadrage, du regard, du sujet, cette accumulation de clichés sur un détail – comme la multiplicité d’objets laisse entrevoir la richesse d’un site archéologique – qui arrive à produire sens ; ou tout au moins à dire la nécessité de ce que le photographe montre en interpellant la cécité qui nous empêche de voir ce qui apparemment se donne à lire de toutes évidences puisque le photographe entretien avec son sujet des rapports d’une totale neutralité.

My Illusory Beijing N° 6, 2008 © Mo YI
My Illusory Beijing N° 6, 2008 © Mo YI

Sans artifice, sans mise en scène… l’image, l’objet iconique est aussi présent qu’un relevé « topophotographique » d’une histoire qui est en train de se faire devant nous avec son poids d’existence, d’une profondeur dont on oublie la surface, parfois jusqu’à la netteté, volontairement sacrifiée, floutée par Mo Yi comme l’honnêteté ultime d’un regard qui ne veut pas être vu. Mo Yi nous parle simplement de la Chine, d’une Chine quotidienne regardée moins derrière un viseur que par le prisme de ses gens, de ses objets quotidiens qu’on a fini par ne plus voir et qui en sont pourtant la véritable essence; quand l’esthétique est d’abord une éthique.

Philippe Pataud Célérier

Tous mes remerciements à Mo Yi et Three Shadows Photography Centre.

Cet article est paru dans le magazine Chine Plus, octobre/novembre 2010, N°16.

Pour avoir une analyse plus large de la photographie chinoise contemporaine :

La Chine dans l’objectif des ChinoisLe Monde Diplomatique, janvier 2013.

Voir aussi la préface de la revue L’Insensé, Les affranchis, décembre 2013.

Mo Yi, novembre 2015 © Philippe Pataud Célérier
Mo Yi, novembre 2015 © www.philippepataudcélérier.com

Notes :

Three Shadows Photography Centre Ouvert depuis 2007 à Caochangdi (Pékin) par les deux artistes Rong Rong et Inri, cette galerie exclusivement dédiée à la photographie contemporaine et à la vidéo en Chine est aussi un centre de documentation. 

Caochangdi PhotoSpring Arles in BeijingC’est dans les galeries de Caochangdi, un village d’artistes de l’est pékinois – menacé aujourd’hui de destruction – que de nombreux artistes photographes chinois parmi lesquels figure Mo Yi, ont été présentés durant trois mois, d’avril à juin 2010. Cet événement est la déclinaison chinoise des célèbres rencontres photographiques d’Arles.

Actualités :

TRACKS – ARTE – diffusé le 10 décembre 2016. Pour voir le reportage cliquer sur :Mo YiMo Yi a reçu en 2015 le prix de The Manuel Rivera-Ortiz Foundation for Documentary Photography & Film – We honor Chinese photographer Mo Yi with this year’s Documentary Photography Prize. Considered one of the preeminent figures of Chinese art photography, Mo’s work is distinguished by its powerful political and social commentary on Communist policies and their impact on Chinese society. As a Tiananmen demonstrator, street photographer and social documentarian, Mo Yi represents the ideals of our foundation and serves as the perfect role model for present and future documentary photographers. Learn about The Prize and see examples of his work here

Mo Yi, lors de l'inauguration consacrée au travail de Lee Gap Chul, photographe coréen
Mo Yi, lors de l’inauguration consacrée à Lee Gap Chul, photographe coréen © www.philippepataudcélérier.com
Mo Yi lors de l'inauguration de l'exposition consacrée à Lee Gap Chul
Mo Yi lors de l’inauguration de l’exposition consacrée à Lee Gap Chul, 10 décembre 2015 © www.philippepataudcélérier.com

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