Les Acadiens du Nouveau-Brunswick ou l’incessant combat d’un peuple pour son identité

Les Acadiens du Nouveau-Brunswick ou l’incessant combat d’un peuple pour son identité

Originaires de France les Acadiens forment un groupe francophone qui représente près de 30% de la population du Nouveau-Brunswick, l’une des Provinces maritimes de la côte sud-est du Canada. Une singularité linguistique dans un Canada majoritairement anglophone. Malgré tout les Acadiens sont inquiets. Car ce bilinguisme officiellement institutionnalisé au Nouveau-Brunswick depuis 1969 se lézarde sous la pression populiste d’anglophones unilingues. Tout comme se dissolvent les référents identitaires que partageait en commun la communauté acadienne. Comment désormais définir l’acadianité et autour de quelles valeurs ? La religion catholique, le liant mémoriel de la déportation ne rassemblent plus. Parler français sera t-il suffisant pour redéfinir cette fameuse acadianité face à l’arrivée de nouveaux francophones aux cultures très hétérogènes ?

Parc national de Kouchibouguac © www.philippepataudcélérier.com

Combien de fois Abel Cormier, musicien, conteur, poète a t-il narré le destin de ses ancêtres acadiens ? Le violoneux du « Pays de la Sagouine » comme on le surnomme ici est l’un des plus anciens artistes de ce village théâtral construit au début des années 1990 sur une petite île, l’île aux puces, de la baie de Bouctouche ;  au cœur de ce Nouveau-Brunswick qui compose avec la Nouvelle-Écosse et l’Île-du-Prince-Édouard les Provinces maritimes de la côte sud-est du Canada. À l’origine de ce village acadien l’imaginaire livresque d’une native de Bouctouche : Antonine Maillet. L’auteure – elle fêta en 2019 ses 90 ans – fit irruption sur la scène littéraire francophone avec une pièce de théâtre publiée en 1971 et jouée toujours aujourd’hui avec succès : « La Sagouine » (1). Mais c’est avec son roman « Pélagie-la-Charrette », couronné par le Prix Goncourt (Grasset, 1979), qu’Antonine Maillet accédait au firmament de la littérature francophone. Ce prix très convoité consacrait pour la première fois une auteure d’origine acadienne tout en donnant un formidable écho au thème de son récit : le retour à la terre natale de ses ancêtres acadiens déportés au milieu du 18e s. dans l’une des colonies anglaises d’Amérique du Nord. Ce drame qui habite encore la mémoire de nombreux acadiens, Mme Maillet nous le donne à entendre avec tout ce qui racine dans et via ce parler acadien. Ils sont aujourd’hui près de 300 000 à vivre dans les Maritimes et à parler ce français hérité de cette langue d’oïl, la langue populaire de ses français arrivés il y a quatre siècles du « Vieux pays », du Poitou, au centre-ouest de la France (2). Chaque année ce sont près de 80 000 visiteurs, essentiellement des francophones, qui viennent écouter ces comédiens prêter voix aux multiples personnages littéraires de cette minorité linguistique dont la Sagouine en est le plus populaire et intarissable héraut.

La Sagouine ? Une fille de pêcheur de morue puis une femme de pêcheur d’éperlans avant de devenir cette « guénillouse », cette frotteuse de parquet, attifée de guenilles, de 72 ans.  « J’ai peut-être ben la face nouère pis la peau craquée, ben j’ai les mains blanches, Monsieur ! ». La vieille femme de ménage ne sait ni lire, ni écrire ; seulement raconter, à grands renforts d’expressions archaïques, lestées de sonorités traînantes, les hauts et les bas de sa vie quotidienne au fin fond de son village de Bouctouche. Des années durant, Maillet a écouté, noté les réflexions, les anecdotes de plusieurs femmes acadiennes jusqu’à donner langue à son truculent personnage (3). Aussi quand la vieille femme se raconte à coups de longs monologues, la Sagouine nous parle avec cette fausse ingénuité piquée de lucidité mordante, de tous ceux et celles qui, comme elle, ont été exploitées, méprisées, discriminées, sous le sceau de cette quadruple infamie qu’est dans la première moitié du 20e s. une femme, acadienne, francophone et catholique, généralement pauvre et illettrée comme la majorité de cette minorité linguistique remisée à la marge de l’histoire déroulée tambours battant par les dominants, anglophones et  protestants. « Nous autres Acadiens venus de France, (…) nous avons le sens de l’exil, nous avons aussi le sens du minoritaire, c’est ce qu’exprime la Sagouine, une pauvre frotteuse de parquets ! » rappelle l’écrivaine.

Acadiens © www.philippepataudcélérier.com

L’histoire de l’Acadie avait pourtant commencé sous les meilleurs auspices. N’avait-elle pas hérité de ce toponyme issu de cette fameuse Arcadie mythologique imaginée au 1er s av. J.-C par le poète latin Virgile ? L’Arcadie était cette utopie paradisiaque ; une contrée idyllique, pastorale, harmonieuse dont chaque navigateur espérait découvrir la prometteuse frondaison. Ce fut l’explorateur italien Giovanni da Verrazzano (1485-1528) qui, voguant en direction de ce Nouveau Monde pour le compte de François 1er, baptisa « Arcadia » cette côte nord-est américaine qu’il apercevait alors : la Virginie actuelle. L’histoire ne dit pas avec certitude comment ce toponyme « Arcadie » se transforma en Acadie (4) mais ce territoire idéalisé sans frontières définies s’ancra autour de la baie française (la baie de Fundy aujourd’hui) sur la partie péninsulaire avec Port-Royal pour capitale dès 1605. Aidés par les populations autochtones Mi’kmaq les Acadiens se développèrent à distance de cette Nouvelle-France qui jetait les bases de sa future capitale au nord (Québec est fondée en 1608) et de cette Nouvelle-Angleterre, qui, présente dès 1607 à Jamestown (l’actuelle Virginie) colonisait plus au sud les territoires nord-américains.

Au carrefour des routes maritimes menant aux pêcheries de l’Atlantique Nord et à la traite des fourrures dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent, l’Acadie devint très vite un objet de convoitise. Aussi un sujet d’inquiétude pour les Anglais. Les Acadiens francophones et catholiques ne risquaient-ils pas de prendre le parti des Français ? En une dizaine d’années (1604 à 1713), l’Acadie changea sept fois de mains sans pour autant changer d’esprit et ce, même après le Traité de paix d’Utrecht (1713) qui mettait officiellement fin à la domination française en Acadie. La péninsule acadienne cédée aux Anglais, la Couronne britannique voulut imposer un serment d’allégeance à ses nouveaux sujets. Sans succès. Mais la Nouvelle Écosse (nouveau nom de l’Acadie) prospérant sous l’action de ces « français neutres »  les Anglais laissèrent les choses en l’état. Jusqu’au retour de la guerre qui poussa les Anglais à clarifier une fois pour toutes leurs relations avec leurs administrés. Sans prêter serment les Acadiens pouvaient-ils exploiter encore ces terres de Nouvelle-Écosse, parmi les plus fertiles de la région grâce à leurs incessants labeurs ?

Peuple autochtone des Maritimes / Galerie d’art Beaverbrook, Frederiction © www.philippepataudcélérier.com

« La réponse tout le monde la connaît ! tranche le violoneux de la Sagouine dans un brouhaha de mécontentements. En 1754 le lieutenant gouverneur Lawrence avait tranché ainsi qu’en atteste la lettre adressée à ses supérieurs : « Je leur proposerai le serment d’allégeance une dernière fois. S’ils le refusent nous aurons dans ce refus un prétexte pour les expulser. S’ils l’acceptent, je leur refuserai le serment en appliquant un décret qui interdit à quiconque ayant déjà refusé de prêter serment d’allégeance de le prêter…Dans les deux cas je les déporterai ! » « La suite est claire! rappelle le comédien. Et porte ce drôle de nom ! : le grand dérangement !  ». Un euphémisme bien doux pour désigner l’un des premiers nettoyages ethniques d’envergure que porte l’histoire en mémoire : la déportation des Acadiens ; « de tous ceux qui, attachés à leur foi, leur langue, leur terre, leurs racines avaient refusé de prêter serment à la Couronne britannique. Avec obstination puisque la déportation intervint après quarante-deux ans de colonisation » rappelle Cormier.  

Sur 13 000 acadiens, quelques milliers prirent la fuite, essaimant au nord de la Nouvelle Écosse. Les autres, 10 000 environ furent expédiés entre 1755 et 1762 aux quatre coins du monde. 6 000 Acadiens étaient déportés dans les colonies nord-américaines de la Nouvelle-Angleterre : du Massachusetts jusqu’à la Géorgie à deux pas de cette Louisiane (cédée par la France à l’Espagne en 1762) où les Acadiens donneront souche à la culture des Cadiens (cajuns en anglais). 3500 étaient envoyés en France. Les autres se dispersaient dans les provinces de l’Atlantique (Nouveau-Brunswick, Nouvelle-Écosse, Île-du-Prince-Édouard, Terre-Neuve-et-Labrador), l’archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, Québec. D’autres encore étaient déportés en Europe dans des conditions de transport si déplorables (entassement, épidémie, malnutrition) qu’un grand nombre ne survécut pas. « Pour beaucoup d’Acadiens, explique Jean, un salarié de l’Île aux Puces, le Grand dérangement est synonyme d’exil, de séparation (famille éclatée), de destruction, de terres confisquées, biens et maisons brûlés et de mort (environ 4 000 personnes). Mais nous sommes revenus ! Et nous sommes encore là une fois encore malgré tout. Les Anglais, les Loyalistes et le Premier ministre actuel du Nouveau-Brunswick ! ».

Monument Lefèbvre, Memramcook (site historique de l’histoire des Acadiens) © www.philippepataudcélérier;com

Après le traité de paix de Paris (1763) qui mettait un terme à la Déportation et transformait le Canada en possession britannique (5) de petites communautés acadiennes furent autorisées à se reformer. Quelques centaines d’anciens déportés purent également revenir et défricher de nouvelles parcelles au nord de la Nouvelle-Écosse d’où ils furent quelques années plus tard à nouveau expropriés au profit cette fois des « Loyalists » ; de ces 15 000 colons américains qui s’étaient battus aux côtés des Anglais contre les Patriots et l’indépendance de la future nation américaine  (1775-1783). Pour récompenser ces colons loyaux, ces Tories désormais apatrides depuis leur défaite, la Couronne Britannique leur cédait le Nouveau-Brunswick ; une nouvelle province de 73 000 km2 créée à partir de la Nouvelle-Écosse. Désormais sans terre les Acadiens n’avaient plus que la mer pour ultime horizon. Et pour seul viatique ce métier de pêcheur qu’ils allaient apprendre et transmettre, devenant génération après génération, fils et fille de pêcheurs de morue ou de femme de pêcheur d’éperlan à l’image de la Sagouine : « Où c’est que je vivons, nous autres ? … En Acadie, c’est point un pays qu’ils nous avont dit. Ah ! C’est malaisé de faire ta vie quand c’est que t’as pas même un pays à toi. Ouaiiiii ! Tu te sens coume si t’étais encore de trop… ».

Quatre cents ans plus tard, ce sont près de 278 000 Acadiens et francophones qui sont disséminés sur le territoire des trois provinces maritimes. En particulier au Nouveau-Brunswick où la population francophone représente 32,4% (238 865 personnes) des 736 280 habitants peuplant la province (6). Une singularité dans ce Canada de 37 millions d’âmes principalement anglophones. Les francophones totalisant, exception faite du Québec, moins de 5 % de la population dans chacune des provinces canadiennes (7). Cette particularité tient au statut juridique du Nouveau-Brunswick. Ce dernier étant la seule province canadienne officiellement bilingue depuis 1969. Ces droits consacrent autant un héritage qu’une bataille linguistique toujours actuelle et fièrement menée et dont chaque Acadien aime à remonter le fil de histoire par la trame de sa filiation patronymique.

Patronymes acadiens des premières familles ayant migré de France, Monument Lefèbvre, Memramcook © www.philippepataudcélérier;com

« Est-ce qu’il y a parmi vous des Doucet, des Leblanc ? » demande un comédien. Dans la salle une main se lève. Salve d’applaudissement. Son nom ? Leblanc. Un patronyme hérité de ces premières familles françaises « arrivées à cru du 16e » écrit Maillet. Il y a aussi les Doucet, les Arsenault, les Daigle … « Beaucoup d’Acadiens se définissent par leur histoire tragique apprise dans les familles, les écoles et transmise par les religieux. La population acadienne était autrefois un peuple croyant et elle dépendait beaucoup des membres du clergé pour les orienter sur le plan éducatif, économique et politique » précise Jeanne d’Arc Gaudet ancienne présidente de la Société de l’Acadie du Nouveau-Brunswick (SANB) l’association en charge de défendre et de promouvoir les droits de la communauté acadienne dans la province (8). Le nom était ainsi l’un des meilleurs gages d’appartenance à cette communauté acadienne diasporique qui entendait se définir sans ces caractéristiques essentielles à la construction d’une identité collective que sont l’unité territoriale et l’Etat qui l’administre et l’organise en vue d’un dessein commun. Si l’avenir pouvait diviser, le passé saurait plus sûrement unifier un peuple éminemment croyant.

Cimétière d’Acadieville, comté de Kent, © www.philippepataudcélérier.com

Sous l’égide d’une élite cléricale, la déportation, souffrance collective, se muait en un mythe fondateur, résurrecteur, porteur d’une destinée providentielle. « Peu à peu les Acadiens ont produit un discours sur eux-mêmes pour s’expliquer leur passé et se projeter dans l’avenir. Le paradoxe est que cette construction politique s’est faite par une médiation extérieure et par l’arrivée de la presse écrite de langue française. Plus précisément par les écrits d’un Américain (Longfellow) [Publié en 1847, son poème Évangeline allait populariser dans le monde entier le Grand dérangement] d’un Français (Rameau de Saint-Père) et de Canadiens français (notamment Pamphile Lemay et Napoléon Bourassa) » précise Michelle Landry, professeure en sociologie à l’Université de Moncton, spécialiste des questions relatives au pouvoir et à l’organisation sociopolitique des francophonies canadiennes (9). « La consistance politique des Acadiens, poursuit la chercheuse, se serait formée à la suite du développement de moyens de communication, propageant un imaginaire collectif, rendu possible dans le contexte de l’industrialisation ». L’image d’un peuple élu au cœur de cette « Acadie Arcadie » nourrit un discours nationaliste qui poussa les Acadiens à suivre leur propre voie à distance de toute intégration avec la société anglo-saxonne ou francophone et québécoise.

Dans la salle, un homme prend la parole. Il porte sur le col de sa veste le drapeau acadien : le drapeau tricolore avec une étoile jaune, l’étoile de Marie, dessinée sur la partie bleue. « Pour guider la petite colonie acadienne à travers les orages et les écueils » avait précisé le très influent prêtre M.-F. Richard, lors de cette deuxième Convention nationale des Acadiens qui avait adopté en 1884 le drapeau acadien et son hymne national : l’Ave Maris Stella. Elle faisait suite à la première convention nationale de 1881 qui avait mis en place une série de symboles et de repères communs (drapeau, fête nationale du 15 août, hymne national, devise, etc.). Le tout étant diffusé par le Moniteur Acadien (1867), premier journal de langue française des Maritimes, au sein des francophones. Autant d’éléments qui renforçaient l’identité des Acadiens et la cohésion sociale du groupe par laquelle les francophones des Provinces maritimes pouvaient commencer à se représenter et à se projeter en tant que nation. Manquaient les éléments structurant autour desquels, à défaut d’État, une élite donnerait à ce nationalisme sa capacité d’agir.

Drapeau acadien, Saint Louis de Kent, Kouchibougnac © www.philippepataudcélérier.com

De 1832, date du premier collège français créé au Nouveau-Brunswick, jusqu’aux années 1960 le clergé catholique fut à l’origine de tous les établissements d’enseignement supérieur francophones créés dans la province. L’Université de Moncton (1963) étant la première et la plus grande université de langue française à l’extérieur du Québec. L’église gouvernait le social, exerçant son magistère sur une société civile en gestation. Mais à mesure des multiples transformations sociales, économiques et politiques qui secouèrent le Canada après la deuxième guerre mondiale, le clergé perdit peu à peu son emprise sur les Canadiens français. L’Église catholique transféra progressivement au gouvernement provincial du Nouveau-Brunswick « la pleine responsabilité des services de santé publique, d’aide sociale et d’éducation entre autres, autant de sphères dans lesquelles l’Église avait jusque-là lourdement investi, et où elle était l’acteur le plus important » font observer les universitaires Joël Belliveau et Frédéric Boily (10). L’État Providence, interventionniste prenait la place de l’église. En contrepartie les Acadiens investissaient les institutions, s’impliquaient dans le pouvoir politique provincial, créaient leur propre parti politique, le Parti Acadien en 1972 (11). Avec pour toile de fond le mouvement souverainiste au Québec qui réclamait l’indépendance. Le nationalisme acadien se modernisait à rebours de cette acadianité cléricale, traditionnaliste et quasi messianique qui avait prévalu. « Si la langue française constitue le fondement même sur lequel s’est construite la société acadienne depuis le début de la colonisation au 17e s et plus encore depuis la fin du 19e s., où la langue française et la foi catholique ont constitué les piliers de la « nation » acadienne, aujourd’hui c’est le français sans la religion qui constitue le moyen par lequel la société acadienne tend à se légitimer ; et il s’impose comme le référent central de l’identité acadienne » précise Annette Boudreau, Université de Moncton. (12) Encore fallait-il que cette langue, ce français acadien, pût avoir une reconnaissance légale au Nouveau-Brunswick.

À la différences des autres minorités linguistiques et francophones (exception faite du Québec) les Acadiens et francophones du Nouveau-Brunswick ont un atout considérable : leur nombre. Grâce à leur poids démographique, ils vont pouvoir résister à la puissance d’absorption des groupes majoritaires anglophones environnants et « s’organiser en une communauté politique capable d’exercer une influence sur les programmes politiques touchant jusqu’à leurs propres conditions d’existence » précise Mme Landry. Celle-ci va s’exprimer par la revendication de droits linguistiques. Artisan de cette réforme, l’Acadien Louis Joseph Robichaud qui, après avoir remporté les élections législatives de la Province à la tête du Parti Libéral du Nouveau-Brunswick, est nommé Premier Ministre en 1960. Une première pour cette communauté qui représente alors 42% de la population provinciale et peut ainsi voir son gouvernement déposer le 4 décembre 1968 à l’Assemblée législative du Nouveau-Brunswick un projet de loi prévoyant les mêmes droits linguistiques pour ses citoyens anglophones et francophones.

Par la Loi du 18 avril 1969 le français et l’anglais deviennent les deux langues officielles du Nouveau-Brunswick. Est ainsi reconnu le droit fondamental des Néo-Brunswickois de recevoir des services du gouvernement dans la langue officielle de leur choix. Mais cette bilinguisation officielle n’est pas au goût des Anglo-Saxons unilingues. « En raison du contexte anglophone dominant canadien et nord-américain, la plupart des francophones parlent les deux langues officielles. Les anglophones ont des taux de bilinguisme beaucoup moins élevés même s’il existe des écoles d’immersion française dans le système scolaire de langue anglaise, donc des écoles de langue anglaise où les matières sont enseignées progressivement en français » commente Mme Landry. Si le taux de bilinguisme est de « 72,1% pour le groupe francophone il n’est que de 15,4 % au sein des Anglophones » rappelle le dernier rapport du Commissariat aux langues officielles du Nouveau-Brunswick (13)

Village historique acadien de Caraquet, Nouveau-Brunswick © www.philippepataudcélérier.com

Cinquante ans plus tard, et ce, malgré la loi de 1969, les indicateurs linguistiques concernant le français ne sont pourtant guère encourageants. De 33,1 % en 2001, le pourcentage de Néo-Brunswickois de langue maternelle française est passé à 31,7% en 2016. Un chiffre qui entre en résonance avec le déclin du français dans l’ensemble du Canada (22% en 2011 contre 21,3% en 2016). Une dévitalisation linguistique qui est aussi à mettre en corrélation avec la faible croissance démographique que connaissent en particulier les Provinces maritimes à forte densité francophone. Pour nombre d’Acadiens et de francophones (il n’y a pas de statistiques différenciant les uns des autres) cette baisse traduit une perte de poids politique qui n’est pas sans conséquence sur leur identité culturelle et linguistique. « Comment ferons nous pour faire respecter nos droits linguistiques, faire pression sur nos responsables politiques pour qu’ils continuent à assurer les services publics dans les deux langues officielles si nous sommes de moins en moins nombreux à les défendre en français jusque dans les urnes ? » fait observer un militant acadien qui ne décolère pas des toutes récentes décisions prises par le Premier ministre du Nouveau-Bunswick, Blaine Higgs, anglophone et unilingue, en poste depuis seulement fin 2018. N’a t-il pas annoncé dès janvier 2019 le retrait du gouvernement du Nouveau-Brunswick de l’organisation des Jeux de la Francophonie qui devaient avoir lieu à Moncton et à Dieppe en 2021 ? Tout en s’interrogeant sur le bien fondé de la participation du Nouveau-Brunswick au sein de l’Organisation de la Francophonie (OIF).

Une fois encore le bilinguisme officiel est sur la sellette. « Trop coûteux ! Inutile !  discriminatoire ! » dénoncent ses détracteurs francophobes comme le tout nouveau People’s alliance of New Brunswick qui a rassemblé 12% des électeurs lors des dernières législatives. Un parti sur lequel compte bien s’appuyer le Premier Ministre qui, dès 1985, affirmait souhaiter voir le Nouveau-Brunswick devenir une province unilingue anglophone. « Cet anti bilinguisme revient régulièrement là où le bilinguisme a été institutionnalisé explique Matthew Hayday, historien à l’Université de Guelph, Ontario (14). Les anglophones, en particulier les personnes unilingues pensent que le bilinguisme favorise les personnes dont le français est la langue maternelle et désavantage les autres. Certains pointent le coût que représente le bilinguisme pour l’État. Un argument qui alimente allègrement la rhétorique anti-bilinguisme adoptée par les partis politiques populistes. Avec d’autant plus d’échos quand l’endettement de la Province est au cœur du débat électoral ».

Et un débat des plus houleux. Car les problèmes économiques et sociaux sont nombreux au Nouveau-Brunswick : population vieillissante, déclin démographique (entre 2011 et 2016 le N.B. a été la seule province canadienne à voir sa population baisser -0,5%), croissance économique en berne, marché de l’emploi atone, autant d’éléments qui poussent les jeunes Néo-Brunswickois à migrer vers d’autres provinces souvent anglophones et à fort taux d’emploi (Colombie britannique, Manitoba, Ontario,…).. Une migration interprovinciale que ne compense guère une immigration internationale qui comptait en 2018 seulement 21% de francophones (15). « L’immigration francophone est donc un enjeu majeur pour les Acadiens aujourd’hui. L’objectif est sans conteste utilitariste pour la communauté francophone. Il s’agit de ne pas perdre son poids démographique au sein de sa province respective » précise Mme Landry. Mais elle est aussi – sans considération linguistique – le principal levier qu’entend utiliser la province pour se développer. L’immigration n’a t-elle pas alimenté à plus de 80% la croissance démographique du Canada en 2018-2019 ? Seulement, comme le soulignent de nombreux observateurs, les immigrants sont rarement sélectionnés pour des considérations culturelles et linguistiques ; ils le sont essentiellement sur des critères économiques liés au marché de l’emploi. Et celui-ci, hors services étatiques grâce au bilinguisme officiel, est principalement le monopole de la langue anglaise.

Boîte aux lettres canadienne du Nouveau-Brunswick © www.philippepataudcélérier.com

« Si l’avenir de la langue française est inquiétant, celui de notre acadianité l’est davantage surenchérit Michel, un Acadien de Caraquet et participant actif au Grand Tintamarre de Caraquet, un festival qui chaque année fait trembler les rues de la ville à grands renforts de bruits de casseroles pour rappeler au monde « le Grand dérangement ». Être francophone aujourd’hui au Canada ne veut plus dire partager une histoire, des valeurs communes ». « Cela ne veut pas forcément dire être descendant d’acadien ou du peuple canadien français précisait récemment Alain Dupuis, directeur général de la Fédération des communautés francophones et acadiennes (16). Nombre d’immigrants parlant français – parfois comme deuxième ou troisième langue – sont de cultures très différentes (Afrique, Moyen-Orient, Maghreb, Asie). Mais cette observation va bien au-delà de la seule question acadienne si l’on se fie aux projections linguistiques de Statistique Canada. L’Organisme statistique national du Canada estime qu’en 2036 « près d’un Canadien sur deux serait un immigrant ou un enfant d’immigrant » (…) et « qu’entre 26,1 et 30,6 % de la population canadienne n’auraient ni l’anglais ni le français comme langue maternelle » (17). « Comment garder notre culture notre acadianité, notre identité au-delà de sa folklorisation ? C’est un vrai défi qui va bien au-delà de la langue française mais si nous perdons cette langue nous perdons aussi notre identité, notre mémoire tout ce par quoi nous avons appris à nommer, à penser, à transmettre. Et les raisons de nous battre ne manquent pas ces derniers temps ! » conclut Michel.

En cette fin d’année 2019 les communautés acadiennes et francophones se mobilisaient à nouveau; cette fois contre la fermeture annoncée pour 2022 du consulat général de France du Nouveau-Brunswick. Cette décision brutale poussait Antonine Maillet à prendre la plume dans une lettre ouverte publiée dans la presse et adressée au président Macron (18). « C’est à titre d’auteure de Pélagie-la-Charrette (…) Au nom de l’épique Pélagie qui ramenait dans des charrettes les déportés qui allaient fonder la Nouvelle Acadie (…). Au nom de mes contemporains déterminés à garder vivante cette mémoire d’une culture, d’une langue, d’une identité française au pays des côtes qui gardent jalousement le nom d’Acadie (…) ». Le message était entendu et l’annonce annulée. Jusqu’à nouvel ordre.

Philippe Pataud Célérier, décembre 2019

Tous mes remerciements à Emmanuelle Winter qui a permis de rendre possible ce reportage. Egalement à Jeanne d’Arc Gaudet pour sa précieuse collaboration ainsi qu’à tous ceux que j’ai pu interviewer.

Notes :

  •  (1) La Sagouine, Leméac éditeur, Québec, 2005. Lire aussi : Clin d’œil au Temps qui passe, Leméac Éditeur, Montréal, 2019.
  • (2) On distingue trois variétés de parlers acadiens : l’acadien, l’acadjonne et le chiac. Lire : La nomination du français en Acadie : Parcours et enjeux, Annette Boudreau, in L’Acadie des origines, Éditions Prise de parole, Ottawa, 2011.
  • (3) Incarnée pendant 30 ans par Viola Léger  www.youtube.com/watch?v=SI09iqBynpk
  • (4) « Le toponyme qui désigne alors la Virginie, migre progressivement vers le nord, subissant plusieurs variations, passant d’Arcadie à Larcadia et à Cadie avant de trouver sa forme actuelle » « L’Acadie : un toponyme à usage multiples (1524-1769) », Samuel Arsenault, in L’Acadie des origines, Éditions Prise de paroles, Ottawa, 2011.
  • (5) à l’exception du petit archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon qui reste français.
  • (6)http://www.stat.gouv.qc.ca/statistiques/economie/comparaisons-economiques/interprovinciales/tableau-statistique-canadien.pdf
  • (7) La population du Nouveau-Brunswick étant seulement devancée en nombre par les 6,38 millions de Québecois et les 568 340 Franco-Ontariens ayant le français pour langue maternelle.
  • (7) https://sanb.ca/
  • (8) Se gouverner sans État ni territoire ? Le cas des Acadiens du Nouveau-Brunswick, Michelle Landry, Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain : Cahier du MIMMOC, 2014. http://journals.openedition.org/mimmoc/1568 ; DOI : 10.4000/mimmoc.1568
  • (9) L’Acadie politique. Histoire sociopolitique de l’Acadie du Nouveau-Brunswick, Michelle Landry, Presses de l’Université Laval, Québec, 2015.
  • (10) Deux révolutions tranquilles ? Transformations politiques et sociales au Québec et au Nouveau-Brunswick (1960-1967). Belliveau, J. & Boily, F. (2005). Recherches sociographiques, 46 (1), 11–34. https://doi.org/10.7202/012088ar
  • (11) https://www.septentrion.qc.ca/catalogue/parti-acadien-et-la-quete-d-un-paradis-perdu-le
  • (12) La nomination du Français en Acadie : parcours et enjeux. Annette Boudreau in L’Acadie des origines, Éditions Prise de paroles, Ottawa, 2011.
  •  (13) Rapport annuel 2017-2018 du Commissariat aux langues officielles du Nouveau-Brunswick http://languesofficielles.nb.ca/sites/default/files/imce/pdfs/FR/web_rapport_annuel_2017_2018.pdf
  •  (14) Hayday, Matthew. So They Want Us to Learn French: Promoting and Opposing Bilingualism in English-Speaking Canada. Vancouver: UBC Press, 2015.
  • (15) Immigration francophone, le Nouveau-Brunswick est loin d’atteindre son objectif,  23 mai 2019, Radio Canada, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1171405/immigration-francophone-nouveau-brunswick
  •  (16) Les Francophones hors Québec sont en voie de fragilisation extrême,  Lili Mercure, Acadie Nouvelle, 12 janvier 2020, https://www.acadienouvelle.com/actualites/2020/01/12/les-francophones-hors-quebec-sont-en-voie-de-fragilisation-extreme/
  • (17) Immigration francophone en Acadie de l’Atlantique : cartographie des lieux de l’immigration, Institut canadien de recherche sur les minorités linguistiques, Christophe Traisnel, Josée Guignard Noël, 2017 ; https://immigrationfrancophone.ca/images/Annexe_3-_Rapport_cartographie_21_nov_2017.pdf
  • (18)  Antonine Maillet plaide en faveur de la survie de son peuple, https://www.acadienouvelle.com/mon-opinion/2019/11/14/antonine-maillet-plaide-en-faveur-de-la-survie-de-son-peuple Acadie Nouvelle, 14 novembre 2019.

Lire aussi sur le Canada :

Idle no more : Idle no more : quand les femmes autochtones se réveillent, Le Monde Diplomatique, mai 2014

https://www.monde-diplomatique.fr/2014/05/PATAUD_CELERIER/50399

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