Han Lei, vulgariste de nos vulgarités
Goya, Manet,… Han lei revisite nombre de chefs d’œuvres passés pour dire autre chose et mieux révéler notre banale et triviale originalité ?
La jeune femme nous fixe droit dans les yeux. Avec une assurance proche de l’indécence pour qui voit dans ses formes nues et corpulentes une atteinte aux codes esthétiques en vigueur. Les canons actuels ne sont-ils pas aux lignes filiformes, aux corps étiques, synonyme presque d’éthique dans nos sociétés de consommation ? Bon poids bon œil dit l’adage. Mais à sujets obèses, objets souvent indigestes. Il suffit d’observer les publicités qui nous environnent pour comprendre leur parti-pris esthétique : plus les choses sont désirables, plus elles sont consommables. Séduction, attraction, consommation, les rouages sont connus et comme chacun sait : « Regardez n’engage à rien ! »
« Faux ! répond Han Lei. Photographier c’est montrer et montrer c’est choisir, un cadre, un sujet, un modèle. Choisir un modèle, c’est affirmer un point de vue » qui n’est pas seulement l’endroit où l’on doit se placer pour voir un objet le mieux possible mais est surtout, précise le Petit Robert, « la manière particulière dont une question peut-être posée ».
Tailles généreuses, figures replètes, formes dodues, les femmes et hommes avec lesquels Han lei nous interroge prennent à rebours les critères dominant. Ses contre-modèles, et ce n’est pas le moindre de leurs paradoxes au sein de nos sociétés consuméristes, le sont devenus à force de consommation active pour les jeunes garçons obèses (sujets peut-être boulimiques ?), passive pour les prostituées (objets de consommation).
En prenant des photographies qui ne sont pas à l’image de ce que l’on attend d’elles Han Lei engage tout ce que l’on attend d’un regard : qu’il remette en cause nos modèles de représentation. Pour cela il va le faire non sans malice ni filiation. La mise en scène de cette jeune femme dénommée Pan Jinlian (Lotus d’or), s’inspire bien sûr de celle qu’avait faite Manet pour son Olympia en 1863. Olympia couchée dans une position quasi similaire à celle de Pan Jinlian, exception faite de la main gauche qui lui recouvre le sexe (chaque siècle son encre), avait scandalisé les conventions esthétiques du Second Empire. Le visiteur découvrait au milieu des draperies le portrait d’une femme nue se donnant aux regards sans complexes. Pour n’être pas nouveau dans la peinture occidentale le thème des Vénus couchées change de nature. Par un réalisme cru qui tient moins à la nudité des chairs qu’à leur vérité, Manet après Goya – et sa célèbre Maja Desnuda – transforme les divinités en femmes. La technique picturale de Manet, sans ombres ni jeu de lumière révèle un nu dans toute sa corporéité, avec ce ton de chair sale, cette patine que prend la peau à force d’usages, de frottements.
Au monde irréel et idéalisé de la mythologie gréco-romaine dont s’inspirent les peintres occidentaux (Le Titien par exemple) jusqu’à Manet se substitue le monde réifié des hommes et des femmes. En tombant de l’Olympe, Olympia devient une femme vénale, – « un modèle obscène et chétif, une odalisque au ventre jaune », hurlent alors les critiques – et l’esthète, le voyeur qu’il est ou peut-être par ailleurs. Cette transformation esthétique provoque un scandale moral. L’intention de Manet n’est pas de faire Beau mais de faire vrai, abolissant la frontière entre réel et représentation. L’art moderne est en marche sous l’influence naissante de la photographie. La peinture cesse d’être une valeur.
A plus d’un siècle de distance, Han Lei ne dit pas vraiment autre chose mais il le dit avec sa culture et son époque. Tous les corps sont dignes d’être montrés quelles que soient leurs formes, leurs traits ; qu’ils appartiennent à une prostituée, à une coiffeuse, à un maître de chants ou à une héroïne qui, pour n’être pas une vestale, peut être « modélisée » autrement…Mais si Manet se mettait à reproduire, à photographier la réalité en la peignant, Han Lei, lui la représente, la met en scène, la peint pourrait-on dire en la photographiant.
En lieu et place de Vénus, c’est Pan Jinlian, personnage clef d’un classique de la littérature érotique chinoise Jin Ping Mei, (Fleurs de fiole d’or) écrit à la fin du 16e siècle (1), qui est cette fois dénaturée ou plus exactement « renaturée ». La déesse de l’amour, – femme d’une extraordinaire beauté dédiée à la concupiscence d’un marchand corrompu – se transforme en une incroyable femme pansue à la tête ornée d’oreilles de lapin. Une métamorphose pour le moins incongrue. Pas sûr. L’allusion et le surréel s’imposent à l’œil de Han Lei aussi sûrement que l’illusion et l’irréel ont disparu de la palette de Manet. Conventions esthétiques pour l’un et retouches Photoshop pour l’autre sont respectivement évincées…
Mais pourquoi Han Lei enlaidit-il ses modèles avec des accessoires aussi disgracieux que des oreilles de lapins sertis de strass ou des pantoufles en fausse fourrure de panda? Pourquoi une telle (dé)monstration de mauvais goût ? Pour défier plus encore le bon goût dominant ? Ou mieux se fondre dans la masse, masse dont le modèle serait la plus sûre des métaphores ?
Si Han Lei comme Manet privilégie le vrai au beau, le vrai, nous disent les photographies de Han Lei, semble en revanche ne pas exister sans faux, sans pacotille, sans toc, sans kitch, sans clinquant. Han Lei n’hésite d’ailleurs pas à s’appuyer sur le mot shanzhai, littéralement « forteresse de montagne », pour définir ses images. L’expression qui fait référence à des contrefaçons bon marché désignait, à l’époque de l’Empire, un refuge de bandits, un état hors la loi.
Avec ses modèles contrefaits, ses contrefaçons par imitation de modèle, Han Lei ne défie pas seulement l’ordre esthétique établi. Il dit aussi que ses images, des copies vulgaires de chefs d’œuvres originaux – jugés tout pareillement vulgaires en leur temps -, sont à coups sûrs l’une des grandes originalités de nos sociétés modernes ; qu’elles soient occidentales ou plus encore chinoises.
© Philippe Pataud Célérier
Notes :
(1) Fleur en fiole d’or (Jin Ping Mei cihua). Texte traduit, présenté et annoté par André Lévy. Paris, Gallimard, 1985 (« Bibliothèque de la Pléiade).
Tous mes remerciements aux galeries Galerie M97 et Polaris
Paru en décembre 2011 dans le magazine Chine Plus n°21
Pour en savoir plus :
Han Lei, Timezone 8, Hong-Kong, 2010.