Chen Jiagang : la belle et la bête

Chen Jiagang : la belle et la bête

Les mises en scène de Chen Jiagang surprennent. Des jeunes femmes hantent des sites industriels abandonnés. Revanche de la Belle consommable sur la bête productive ?

Who are the miners ? © Chen Jiagang / Galerie Paris Beijing.

En 1962, date de naissance de Chen Jiagang, Chongqing n’était pas encore ce qu’elle est aujourd’hui :une municipalité-province, la plus grande de toutes, une province autonome de quelques 35 millions d’âmes, désormais détachée de la province du Sichuan. La ville natale de Chen Jiagang, a toujours été marquée par sa topographie : une position stratégique entre fleuve et montagne ; abscisse et ordonnée non d’un mais de plusieurs desseins démesurés dont semblent froidement témoigner les cinquante tonnes d’acier dressées à la gloire de Mao. La plus haute du monde soufflent les habitants de Chongqing. Située au bord du Yangzi, la ville répond depuis plusieurs années à un afflux de population sans précédent. Chongqing grossit à mesure que les cités riveraines se vident, noyées par la progression du lac de retenue d’eau du plus grand barrage jamais construit. “Voyez vous, a t-on coutume de dire dans cette ville anéantie pendant la guerre sino-japonaise, le destin de Chongqing croise souvent celui de la Chine lorsqu’elle prend rendez-vous avec les grandes dates de son histoire. Aujourd’hui, c’est le barrage des Trois-Gorges mais hier c’était “San Xian”, the Third front, la troisième ligne”.

Furnace © Chen Jiagang

Dans les années 1960, la Chine déjà laminée par son Grand Bond en avant perd un allié de poids. Sa rupture avec l’Union Soviétique l’isole de la scène internationale. Redoutant une attaque de Taïwan appuyée par les États-Unis qui combattent au Vietnam, la Chine décide de transférer à l’intérieur de ses terres, ses industries stratégiques les plus vulnérables, celles qui, situées sur ses frontières et ses franges côtières, sont en première ligne en cas d’attaque. La tache est immense pour délocaliser au cœur de ces reliefs montagneux qui forment la troisième ligne, des ensembles militaro-industriels combinant l’extraction des matières premières jusqu’à leur transformation en produits finis. Ces industries lourdes sont par ailleurs éparpillées pour dissuader les raids aériens. La première phase prend racine dans les provinces du Sichuan, du Yunnan et du Guizhou. La seconde, à l’intersection des régions du Hubei, du Henan et du Shaanxi. Les premiers complexes élaborés dans la plus grande discrétion surgissent au Sichuan autour de Chongqing et de Panzhihua. L’effort est colossal. Des millions d’ouvriers affluent de toute la Chine. Priorité nationale le “Troisième front” représente plus de la moitié de l’investissement national entre 1966 et 1970.

Picking up mine © Chen Jiagang, Galerie Paris Beijing

Le rapprochement de la Chine avec les États-Unis sonne dès 1971 le glas de cette terrible entreprise. Cette volte-face est presque un soulagement. Des vices de construction minent la plupart des sites et infrastructures, construits il est vrai pour la première fois sans l’appui technique du grand frère Soviétique. L’ouverture de la Chine à l’économie de marché jette dans les années 80 le “Troisième front” aux oubliettes de l’histoire. Le photographe Chen Jiagang lui ne veut pas oublier. Il se souvient et veut que d’autres se souviennent avec lui. Quarante ans plus tard, la “Troisième ligne” est au cœur de ses photographies. Mais de quoi entend t-il témoigner ?

Avant d’être photographe, Chen Jiagang est architecte. Il sait que les ouvriers sont bien souvent de la chair à boulons. Il sait que plus l’utopie est forte, plus elle mobilise et plus elle engloutit moins elle est rassasiée jusqu’à se repaître de sa propre digestion et disparaître. Chen Jiagang n’est pas dupe. Ecoeuré il troque la planche à dessin contre la photographie. Il veut expliquer, témoigner; il montre non ce que la “Troisième ligne” est mais ce qu’elle n’est plus pour mieux faire entendre ce qu’elle fut. Il met en scène, prend des actrices professionnelles, jeunes et belles comme s’il promouvait de nouveaux modèles de voitures. Ces photos interpellent.

Coal washry © Chen Jiagang / Galerie Paris Beijing

Pourquoi ces apparitions insolites de jeunes femmes, au milieu des sites abandonnés? Personnifient-elles de nouvelles utopies liées non plus à la production mais à la consommation ? Le mythe de la beauté, de la jeunesse éternelle ? Nouveaux mensonges ? Mais après tout la belle consommable et la bête productive sont peut-être les deux faces d’une même illusion, le même bois de cette chimère que consume le temps après avoir dévoré les hommes ? A moins que la bête ne nargue la belle et ne lui dise : “Ce que tu es je l’étais, ce que je suis tu le seras”. Faire résonner les certitudes d’hier avec celles d’aujourd’hui? “J’aime utiliser le passé comme allégorie du présent” répond Chen Jiagang. La “Troisième ligne” vaudrait-elle pour les Trois-Gorges? Le barrage est en tout cas en toute première ligne dans les défis technologique, économique, écologique et politique que vient de lancer la Chine au début du 21e s.

Philippe Pataud Célérier, paru dans Chine Plus N°12, Octobre / Novembre 2009.

Tous mes remerciements à Chen Jiagang, Geneviève Clastres et la galerie Paris-Beijing

Pour en savoir plus :

Chen Jiagang : né en 1962, architecte de formation, régulièrement récompensé (il a été nommé en 1999 parmi les douze meilleurs architectes par les Nations unies). Chen Jiagang est aujourd’hui une figure importante de l’art contemporain chinois. Ses grands formats avoisinent déjà les 40 000 dollars en salle des ventes. Photographe, il est aussi conservateur. Il a ouvert dans les années 1990 le premier musée d’art contemporain privé en Chine : le Sichuan Upriver Museum. Chen Jiagang travaille et vit aujourd’hui à Pékin.

La galerie Paris-Beijing a publié deux livres sur cet artiste : The Third Front et The Great Third Front

Sur la Troisième Ligne, lire The Third Front : Defence Industrialization in the Chinese Interior, de Barry Naughton, The China Quarterly, n° 115, septembre 1988, pages 351 à 386.

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