Cao Fei, le virtuel à l’épreuve du réel
L’imaginaire débridé de Cao Fei déroute. Réels ou virtuels ses univers s’imbriquent; s’ils ne font qu’un, ils ont toujours deux faces. Pour mieux réfléchir l’homme dans ses réalités instables ?
A 32 ans Cao Fei va vite, d’autant plus vite qu’elle part de loin ; à rebours de l’héritage artistique laissé par son père, Cao Chongen, sculpteur officiel, élevé au réalisme socialiste à une époque où l’art et la politique ne faisaient qu’un. « L’art pour l’art n’existe pas ». Mao donnait le là. Sur les traces du grand frère soviétique, ne pouvait devenir réel que ce qui était idéologiquement juste… Dire la vérité revenait à décrire la réalité quitte à la forcer un peu pour que le poids de la matière fût aussi celui des idées. Mao, Zhou Enlai, Lei Feng, leaders et héros révolutionnaires s’érigeaient dans le bronze, boulonnées pour les masses par des artistes qui produisaient sans douter. Quand Cao Fei nait en 1978 à Guangzhou (Canton), le Grand Timonier est décédé depuis deux ans. Deng Xiaoping qui œuvre déjà à sa politique d’ouverture et de réformes prend Guangzhou pour cité pionnière. Proche de Hong Kong, la région a toujours été imprégnée d’influences étrangères. Cao Fei observe, enregistre. La transformation de l’Empire maoïste en hyper puissance économique chambarde les modes de vie des Chinois. Du mur de Berlin jusqu’au bloc soviétique, les idéologies s’effondrent. Avec elles cette représentation du réel, cette tyrannie de la matière qu’enracinent tous mécanismes culturels totalitaires.
On découvre que l’homme nouveau dont devait accoucher le communisme est une fiction, un mythe sorti tout droit de l’imagination de ses dirigeants à l’exemple de Lei Feng, soldat dévoué, transformé en modèle d’exemplarité pour incarner les valeurs promues par le régime. Cao Fei s’interroge. Si la réalité est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire, il ne reste du communisme que ses statues monumentales. Réalité bien fictive dans l’esprit des nouvelles générations acculturées aux héros de jeux vidéo mobilisés moins par les idéologies que par les joysticks. Le virtuel peut donc faire partie intégrante de notre réalité quotidienne et notre réalité devenir bien fluctuante pour ne pas dire virtuelle si l’on se fie à ces bouleversements idéologiques irréalisables il y a seulement trente ans en Chine.
Difficile de croire dur comme fer. Où est la réalité ? La sienne, celle de son père ? Où commence t-elle ? Où finit t-elle à l’aune d’une idéologie aussi irréelle par son but que concrète dans sa mise en œuvre? Son père a soixante-quatorze ans quand il supervise la réalisation d’une énième sculpture gigantesque exécutée en hommage à Deng Xiaoping. C’est l’occasion de le filmer, (Father, 2005), de se rapprocher, de comprendre davantage.
Son activité artistique est aussi le produit d’un environnement social, économique, technologique, politique. Elle sait que le virtuel, que ce soit Lei Feng ou un avatar numérique, part toujours du réel pour s’échapper vers le possible. A chacun son double, collectif ou individuel : patine de bronze pour le réalisme socialiste catalysant les grandes utopies promues par le régime; épiderme d’octets pour le dédoublement égotique, les nouvelles jouissances virtuelles prisées par l’individu introverti dans une société qui se délite.
Pour les nouvelles générations dépourvues d’utopies communautaires après les grands projets fratricides, la nouvelle réalité – autant sociale qu’économique – leur donne peu d’emprise ; si peu que beaucoup s’en détournent pour activer un monde virtuel qu’ils jugent d’autant plus réel, qu’à défaut d’exister il leur donne enfin l’occasion d’exister en se configurant à leurs désirs égocentriques. Si l’on ne peut changer collectivement la réalité, modifions individuellement notre rapport à celle-ci.
Ses premiers travaux mettent en correspondance des univers qui ne se côtoient pas, qui ne se croisent généralement pas ; l’idée, toute surréaliste, (voir André Breton, rue Fontaine : le cadavre boira-t-il encore le vin nouveau ? ) étant de faire surgir de ces rapports incongrus d’irréelles réalités, jamais données comme telles à l’esprit. Pour ce faire sa palette est multiple : théâtre, opéra, danse, vidéo, photographie, rap américain, pop music, mangas japonais … Ses vidéo (Hip Hop, Guangzhou, 2003) montrent des personnes de différentes générations exécuter dans la rue des scènes de hip hop. Un langage insolite qui le temps d’une danse casse la rigidité des comportements sociaux « manœuvrant » les passants selon son âge, son métier, son statut social. Whose Utopia (2006), met en scène dans les allées d’une usine « des employés dansant, jouant de la guitare, pratiquant des gestes de gymnastique chinoise, définissant ainsi un autre type d’appropriation des espaces de travail et un bouleversement des rôles habituels » explique Caroline Bourgeois, commissaire de l’exposition Cao Fei en 2008 au FRAC Plateau.
L’artiste peut aussi introduire dans la réalité des personnages fictifs. Cosplayers (costume for playing) présente des adolescents déguisés en héros de manga ou d’anime. Cette mode importée du japon (elle fournit aux ado le moyen de transgresser ces codes vestimentaires et sociaux normés dans l’archipel nippon depuis les Tokugawa) permet à Cao Fei de déréaliser la ville. Les personnes métamorphosées en personnages donnent à la réalité une dimension fictive qu’elle n’avait pas. La réalité se transforme en fiction porteuse d’un sens qu’on doit trouver à nouveau.
Avec ses derniers projets I-Mirror et RMB City, Cao Fei suit une démarche inverse. Ce n’est plus le virtuel qui entre par effraction dans le réel mais le réel qui contamine le monde virtuel. Dans I Mirror, nous suivons les pérégrinations de China Tracy, avatar numérique de l’internaute Cao Fei, dans l’univers en 3D de Second Life. Dés les premières images on découvre que ce monde intelligible et virtuel – où tout est à vendre – n’est que le décalque du monde sensible et réel comme si le premier n’a d’existence qu’à mesure de ce qu’il emprunte au second. Sans utopie pas de réalité supportable, mais sans réalité existe t-il de virtualité imaginable ? Publicités, drapeaux, bouches d’égout, pollution, voitures incendiées, murs, barbelés, sex-shops, lieux de culte, la dure virtualité de China Tracy lui donne son poids d’existence. Dans RMB City, une ville de Second Life programmée par China Tracy précise l’auteur, l’imaginaire de Cao Fei sème des lieux étranges, sortes d’organismes urbains dilatés par la circulation des flux mais drainée comme une plaie bouillonnante par les torchères. Sur cet épiderme post capitalistique boutonnant de grues, de tours, de périphériques, des plaques rouges surgissent: là, le drapeau chinois et la Cité interdite… ici la statue de Mao ou encore cet énorme Panda flottant en toute innocence, gonflé à bloc comme un ballon de fête foraine. Tout ce petit monde tournoie avec l’insouciance hilare des manèges poursuivant une trajectoire fermée. Faut-il y voir la métaphore de notre monde mis en orbite par la globalisation ? Après l’homme nouveau voici un nouveau monde ; à coups sûrs une révolution mais de celle qui fait tourner les corps autour de leur axe.
© Philippe Pataud Célérier
Cet article est paru dans le magazine Chine Plus, N° 14, en mars 2010.
Notes :
Merci à Cao fei, aux galeristes Vitamine Creative Space et Lombard Freid projects, aux musées UCCA (Pékin) www.ucca.org.cn et Guggenheim (New-York) www.guggenheim.org, au Plateau (Paris 19e).
Pour en savoir plus :
Depuis Fuck Off (2000) première manifestation underground d’art contemporain en Chine, dix ans ont passé. Mais Cao Fei est toujours et bien là. Après s’être fait remarquée à d’innombrables biennales (Venise, Lyon, Istanbul) et réalisé sa première exposition personnelle en France au Plateau (Paris, 19e) on la retrouve aujourd’hui au Ullens Center for Contemporary Art (UCCA) de Pékin pour son dernier opus, Breaking Forecast qui présente les œuvres des huit artistes les plus prometteurs de l’art contemporain chinois. Né en 1978, lauréate de l’Académie des Beaux-Arts de Guangzhou, elle vit désormais à Pékin.
Lire aussi : Les affranchis, L’insensé, décembre 2013.