Shanghai, for ever young

Shanghai, for ever young

« Je ne crois pas à rien, je ne crois pas à ce qui est » avait soufflé L.V. jeune étudiant de Shanghai. Mais alors à quoi ? La ville se métamorphose. Une nouvelle classe urbaine découvre sa solitude; le réconfort aussi de son individualisme promu par les marchands, dénoncé par les artistes. Le vertige des autres dans l’ivresse de soi. Mais « Je » n’est-il pas déjà un autre ?

Shanghai, for ever young © Philippe Pataud Célérier
Shanghai, for ever young © Philippe Pataud Célérier

Après midi d’un faune. Fenyang lu. Nom d’une petite rue bordée de platanes dans l’ancienne concession française. L’un des rares quartiers de Shanghai où les tours sont clairsemées. Conservatoire de musique. Debussy. L’archet d’un erhu, vieille à deux cordes, s’active sur un balcon entre une paire de culotte et deux chemises qui sèchent. Le parc de Xiangyang est à deux as. Un kuai (un yuan) pour entrer. Un jeton lancé dans une boîte en fer avec la désinvolture d’un vœux de félicité.

Shanghai, parc de Xiangyang © ppc
Shanghai, parc de Xiangyang © ppc

Lettres blanches sur fond rouge. Une banderole rappelle quelques principes fondamentaux : « ne pas cracher, ne pas dire de gros mots, ne pas scier les branches« . Au bout de l’allée une pagode aussi grande qu’un kiosque à musique. Des personnes âgées se meuvent lentement comme fourbues par un vide sans oxygène. Pour les taoïstes c’est la métamorphose du corps non celle de l’âme qui donne accès à l’immortalité. Sourcils dessinés sur un front haut bombé. Figure en amande, lèvres boudeuses mordant un petit col roulé : Bao Qing, journaliste documentaire de Shanghai TV.

Bao Qing, journaliste © ppc
Bao Qing, journaliste © www.philippepataudcélérier.com

Un air de musique. La marche turque. Bao pioche dans son sac un minuscule portable noir : « wei…wei…! » Les pupilles glissent derrière des verres légèrement fumés. la voix est ferme. Succession de monosyllabes; tonalité uniforme. Elle sort un agenda électronique, frappe le nom d’un correspondant. « Dui…dui! Sorry ! » rougit-elle. Au-dessus des arbres flottent les coupoles bleues d’une église orthodoxe. Propriété d’état indique la plaque. Relique des années 1930 construite par les premiers russes blancs fuyant une nation rougeoyante. À l’intérieur des bourdonnements continus sous l’iconostase métamorphosée en tableau lumineux. Un essaim de Christs en gloire ? Une bourse de quartier où chacun spécule sur des jours meilleurs au gré de ses économies.

« La plupart sont des retraités, m’explique Bao, cherchant ici un complément de revenus… parfois un passe temps« . Le presbytère a été aménagé en restaurant : The Grape. « Nous avons respecté la nature des lieux, avait expliqué son propriétaire. Ce n’est pas une discothèque ! » Propos lâchés sans ironie. Mais les mystères de la Trinité ne figurent plus qu’au menu : entrée, plat, dessert, aspirés dans une tension de peau et d’oreilles et des bruits de succions. Sous les chapelles rayonnantes du Ashanti dôme, l’autre église russe de Shanghai, Saint nicolas autrefois, on sert une cuisine française accompagnée de vins sud africains. Baquettes et portables aussi collantes qu’une rage de dents se disputent une clientèle d’expatriés et d’hommes d’affaires chinois. Sur la façade de l’église le portrait du « Grand Timonier ». Elle fut ainsi épargnée par les Gardes rouges.

Geng Jianyi, Shanghart © ppc
Geng Jianyi, Shanghart © www.philippepataudcélérier.com

Expérience catastrophique. Bao fut mariée trois ans. « Il  refusait que je travaille! Je suis partie… Les hommes sont à la fois veules et machistes, souvent incapables de nourrir leur famille… concubine, jeux d’argent »; Elle susurre un poème de Li I :  » si j’vais su comme la marée est fidèle, j’aurais épousé un joueur de vagues… » Anecdote : un homme de la nomenklatura entre dans la boutique Hermès de Pékin. Il achète une vingtaine de sacs à mains. « Surtout n’enlevez pas les prix ».

Les Shanghaiennes sont plutôt entreprenantes. Les femmes ont toujours beaucoup travaillé à Shanghai. Dès les années 20, le secteur du textile, l’un des domaines de production les plus importants de la ville, était essentiellement féminin. Les ouvrières gagnaient bien souvent la vue du ménage pendant que les hommes restaient à la maison, préparaient leur repas. Allez à la librairie principale de Fuzhou lu, vous verrez encore aujourd’hui que les livres de cuisine sont surtout feuilletés par les hommes ». Ils le sont. « C’est vrai, confirme un industriel français… d’ailleurs… et nous faire partager son observation sur l’absentéisme chronique des hommes : quand l’enfant est malade, c’est le mari qui quitte son bureau… jamais l’épouse !  » Les femmes en auraient-elles le loisir ? Le mari précède bien souvent l’employeur.

L’Histoire est prolixe : dans les années 30, la plupart des travailleuses étaient des manoeuvres, sous rémunérés, peu vindicatifs, corvéables à merci. L’exploitation maritale succédait bien souvent à l’exploitation ouvrière. « Aujourd’hui la politique de l’enfant unique, du garçon roi  » produit de synthèse du 421, un enfant, deux adultes, quatre grands-parents pour un enfant choyé poursuit Bao et vous obtenez une génération d’hommes faibles, incompétents. Même unique une fille doit toujours se débrouiller par elle même… une famille n’enrichit jamais la cour de son voisin. »

Ji Wen Yu © ppc
Ji Wen Yu © www.philippepataudcélérier.com

Huai Huai Zhong lu. Une femme en pantoufles et pyjama traverse l’ancienne avenue Maréchal Joffre. Pour les Chinois, se promener en pyajama dans son quartier est pratqiue et confortable. La cour n’est-elle pas le rez de chaussée et celui-ci le premier étage de l’immeuble ? Une nouvelle gamme de pyjama s avec une poche spéciale pour le téléphone portable vient même de faire son apparition. Nous patientons. Des couettes sèchent sur le trottoir. Les locataires ont toujours compensé l’étroitesse de leur logement par l’annexion des rues. Le feu est rouge. Bao troque son portable contre un paquet de cigarettes. Comment la couleur rouge peut-elle arrêter ? Les Gardes rouges voulaient inverser les couleurs des feux de signalisation.

« Ne croyez pas forcément à tout ce que vous lisez » met en garde une affiche de propagande. « Restez éternellement jeune » répond la publicité d’un grand cosmétique français. Songes et mensonges. Quelques mètres plus loin, un panneau montre une famille chinoise, aisée, heureuse avec deux enfants, un garçon, une fille. La politique de l’enfant unique ne s’appliquerait-elle plus en milieu urbain ? Publicité apocryphe, propagande hypocrite ? La fille plus âgée que le garçon est diplômée comme une teenager américaine, toque en tête, dans cette noirceur de toge universitaire.

Shanghai, affiche © ppc
Shanghai, affiche © www.philippepataudcélérier.com

« La Chine ne donne que son texte politique, écrivait Barthes dans les années 1970. Ce texte est partout : aucun domaine ne lui est soustrait ». Trente ans plus tard l’est-il encore sous des atours publicitaires ? Des moyens plus appropriés pour influencer cette nouvelle classe urbaine, aisée, entrepreneuse, éduquée, consommatrice et qui peut donc engendrer au moins deux enfants bien conditionnés de corps et d’esprit.

« Ce sont les procédés qui évoluent ! me dit Chen Y., historien. Autrefois, il s’agissait pour le Parti de conquérir les hommes pour conquérir les choses. Aujourd’hui il leur fait acquérir des choses pour acquérir les hommes. » Un homme enfourche une bicyclette tout en bousculant celle d’à côté. Une vingtaine tombe à terre. L’homme s’éloigne sans s’en soucier. « La démocratie, c’est avant tout la démopédie, l’éducation du peuple disait Proudhon ! n’est-ce pas ? savez vous que la municipalité de Shanghai vient de prendre des mesures pour que ses administrés respectent davantage les les policiers. Pas un jour sans qu’un des leurs ne soit pris à partie par un passant… N’imaginez pas que la désobéissance des Shanghaiens illustre pour autant la vacance de l’autorité publique. Touchez à ses intérêts et vous comprendrez aussitôt la marge de manœuvre de vos libertés… des plus limitées si de surcroît vous n’avez pas d’argent ! À mon sens cette incivilité révèle davantage le délitement des valeurs qui ne se conjuguent pas avec les intérêts du Parti. »

Shanghaiennes © ppc
Shanghaiennes © www.philippepataudcélérier.com

De l’unité de travail à la cellule familiale, toutes les structures qui canalisaient les individus ont éclaté. Licenciements, divorces mais plus que cela. Le travail était un statut pour la classe ouvrière non un lien contractuel entre salarié et employeur. Et mon interlocuteur de plaisanter sur la carte de crédit mieux approvisionné que celle du Parti. « En fait le véritable enjeu c’est de transformer les Chinois en citoyens et ce, en l’absence de l’Etat qui a fait un autre choix : transformer les citoyens en consommateurs. L’Etat ne veut être jugé qu’à l’aune de la croissance économique du pays. Enrichissez vous au moins vous ne penserez pas à autre chose. Et plus vous croulerez sous les biens moins vous aurez le temps de réfléchir.La promesse d’aisance relative, chère à Liu Xiaobo, a bel et bien acheté les âmes. Oui c’est ça appelez moi Chen Y. dans votre article.»

Visa © Wang Guangyi
Visa © Wang Guangyi

Jusqu’aux années 1980, la politique gouvernait l’économie, la transformation de la société se faisait à coups de directives. Soulevez les montagnes avant de les exploiter… Romantisme révolutionnaire sang et eau. le passage d’une économie planifiée à une économie de libre échange modifia paysages et mentalités. Les habitants éventrèrent les façades de leur logement. les chambres à coucher se transformèrent en commerce de proximité. Aujourd’hui la propagande loue ses espaces aux annonceurs publicitaires. La libre concurrence des produits contraste avec le monopole idéologique du parti-État. La compétition des choses avec la rente idéologique.

Or si les Shanghaiens, une minorité croissante d’année en année, disposent d’une liberté de choix en matière de produits de consommation, cette liberté matérielle ne va t-elle pas glisser vers la revendication d’une liberté idéelle ? Les choses puis les idées… À moins que ces choses ne fassent oublier ces dernières ? La société de consommation, premier gage  de l’évolution démocratique d’un régime totalitaire ? Gage aussi d’une régression démocratique dans les pays libéraux quand la liberté d’expression, la circulation des idées sont fonction de leur audience, de leur rentabilité. Les idées puis les choses… Pour l’heure le régime autoritaire est toujours plus démocratique que la consommation. Davantage de monde en profite…

Shanghai © ppc
Shanghai © www.philippepataudcélérier.com

à suivre.

© Philippe Pataud Célérier

Paru dans Globe-Mémoires, première revue documentaire multimédia.

Lire aussi : Shanghai sans toit ni loi, Le Monde Diplomatique, mars 2004.

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