Yue Minjun : Rira bien qui rira le dernier
Dans ce monde mondialisé où les nouvelles technologies fragilisent les censures, il est peut-être moins facile d’interdire les livres que de donner aux gens l’envie de ne plus les lire. Huxley nous avait prévenu. Notre incapacité à réfléchir sera à l’avenir « provoquée moins par ceux qui nous haïssent que par ce que nous aimons. »
La marque de fabrique est connue. Des hommes rient. Rire : « Faire un certain mouvement de la bouche causé par l’impression qu’excite en nous quelque chose de gai, de plaisant » (1). Ils rient en montrant des dents d’une blancheur étincelante qui tranche avec ce noir feutré de lèvres rouges. Une bouche sans langue ni glotte. Deux organes pourtant essentiels au langage. Ces dents sont parfaitement alignées. Une discipline de soldats tenus par une main de fer qui est ici une paire de mâchoires. Car ce rire semble bien forcé ; de celui qui redouble lorsqu’il ne veut pas être empêché. Rires mécanique, convulsifs comme ces fous rires qui nous prennent quand on n’en n’est plus le maître. Rires à contrecœur, pareils à ceux de ces individus qui mangeaient, croyait-on, cette espèce de renoncule croissant en Sardaigne et dont l’ingestion provoque un rictus par intoxication; un rire sardonique. Sardonique. Grimace de ceux qui meurent de faim. Faim de liberté, de paroles, d’expression ?
Rire jaune pour parler de ces personnes qui ne rient pas de bon cœur, qui cachent la vérité sous un rire forcé. On rit aux larmes, aux armes absentes (voir ci-dessous The execution) quand la vie ne vous rit plus (Art contemporain chinois : chiffres, peintres et mobilisation politique). Masquer cette face qui s’ouvre, cette façade qui se lézarde, … ne dit-on pas qu’une muraille rit quand elle se fend sous l’action de ce rire qu’on enfonce comme un coin. Rire en coin ?
La Chine s’ouvre et se convulse ; les réformes ébranlent les corps sociaux comme le fou rire s’empare des anatomies. Mais de qui ou de quoi Yue Minjun se rie-il ? S’il y a rire pour tout le monde cette égalité de traitement interpelle sur la liberté d’expression qui la conditionne.
Car le plaisir se reproduit sans jamais se produire. L’ écho est visuel, non sonore. Et plus les rires se multiplient, plus les têtes échafaudent une mutité d’ossuaire. Le rire étouffe les mots ; son bâillement bâillonne. Un rire désarmant, entêtant jusqu’à vider la tête par sa présence. Quand on rit on ne parle pas ; on n’entend pas non plus. Rire aux éclats. Molière nous avait prévenu : « Le monde est toujours plus dangereux lorsqu’il nous rit que lorsqu’il nous maltraite » (2).
Rire qui redouble à force d’être imposé ? Changement de perspective, le rire est annexé par l’industrie des loisirs, ces nouvelles puissances de distraction.« L’unifond » aujourd’hui comme hier l’uniforme porté par tous grâce à un consumérisme décervelant. Le doigt sur la suture.Le Grand Timonier avait prévenu : « En vérité disait Mao, l’art pour l’art, cet art qui plane au-dessus des classes, qui se situe en retrait de la politique ou qui demeure indépendant d’elle, n’existe pas (…). Ce que nous réclamons, c’est l’unité de l’art et de la politique, l’unité de la forme et du contenu » (3).
Faire rire de tout pour que l’individu n’ait à penser à rien ? « Il ne faut pas attendre de grands mouvements de révolte d’une société que l’on a convaincue de son bonheur » écrivait Roger Rudigoz (4) faisant écho quelques décennies plus tard aux prophéties d’Huxley qui craignait moins la censure que la vérité dissolue dans la surabondance d’informations insignifiantes. « Comme le faisait remarquer Huxley dans Brave New World Revisited, rappelle Neil Postman en introduction à son livre Se distraire à en mourir (5) les défenseurs des libertés et de la raison, qui sont toujours en alerte pour s’opposer à la tyrannie, « ne tiennent pas compte de cet appétit quasi insatiable de l’homme pour les distractions ». Dans 1984, ajoutait Huxley, le contrôle sur les gens s’exerce en leur infligeant des punitions; dans Le Meilleur des mondes, il s’exerce en leur infligeant du plaisir. En bref, Orwell craignait que ce que nous haïssons ne nous détruise; Huxley redoutait que cette destruction ne nous vienne plutôt de ce que nous aimons ».
« Comment se fait-il, rappelait Liu Xiaobo (6) assasiné depuis que du jour au lendemain on ne parle plus d’un événement aussi grave que le 4 juin 1989, auquel tant de gens ont participé, où tant de gens ont trouvé la mort ? » La mémoire collective se dissolverait-elle dans ce nouveau contrat social voulu par Deng Xiaoping promouvant l’économie de marché socialiste trois ans après le massacre ? « La promesse d’aisance relative » qu’avait faite Deng Xiaoping a bel et bien acheté les âmes. (…). Elle a pour corollaire le « mensonge », l’amnésie, le « droit à l’absence d’histoire ». Or « (…) la mémoire est la base de la vie de l’esprit, un individu sans mémoire est un légume, ne pas avoir de mémoire est pour une nation une forme de suicide spirituel. Si après chaque catastrophe les survivants ne sont pas en mesure de penser le désastre, ce sont au mieux des corps inutiles. Et en admettant qu’ils jouissent du bonheur de l’aisance relative, ils ne jouissent que du bonheur des porcs dans la porcherie. » Yue Minjun nous le rappelle.
Enfin. Peut-être.
Philippe Pataud Célérier © Texte et photos, 14 novembre 2012.
Notes :
- (1) Dictionnaire du Littré.
- (2) Le Misanthrope.
- (3) Rencontres de Yang Yang, 2 et 3 mai 1942. Voir aussi Les peintres chinois ont la cote, Le Monde Diplomatique, août 2008.
- (4) Saute le temps – Journal d’un écrivain (1960-1961), Roger Rudigoz, Finitude Éditions, 2012.
- (5) Se distraire à en mourir, Neil Postman, Pluriel, 2010.
- (6) La philosophie du porc et autres essais, Liu Xiaobo, dirigée par Geneviève Imbot-Bichet, coordonnée par Jean-Philippe Béja, Bleu de Chine/Gallimard, 2011.
Pour en savoir plus :
Yue Minjun, L’ombre du fou rire, 14 novembre 2012-17 mars 2013. Sont présentés une quarantaine de tableaux issus de collections du monde entier ainsi qu’une multitude de dessins encore jamais montrés au grand public.
Lire aussi : Zeng Fanzhi : le cuit et le cru, novembre 2013.