Zeng Fanzhi, le cru et le cuit

Zeng Fanzhi, le cru et le cuit

Retour sur un engagement artistique d’une trentaine d’années. Une clef de lecture précieuse pour comprendre comment l’artiste et avec lui des millions de Chinois ont vécu ce grand bouleversement sociétal. Sans masques ?

Zeng Fanzi, Untitled, 2013, Musée d'art Moderne de Paris © Philippe Pataud Célérier
Zeng Fanzhi, Untitled, 2013, Musée d’art Moderne de Paris © www.philippepataudcélérier.com

Zeng Fanzhi est agacé. L’actualité  tombe mal… Il y a une dizaine de jours on apprenait que The Last Supper, (Le dernier repas) une peinture exécutée par l’artiste en 2001, était achetée, lors d’une vente aux enchères, (voir image ci-bas) à Hong Kong le 5 octobre 2013, au prix vertigineux de 17 millions d’euros (180,4 millions de dollars Hongkongais). Un record. Aussi bien pour une œuvre d’art asiatique contemporaine que pour un artiste chinois encore vivant. Mais ce chiffre n’est pas sans ironie. The Last Supper, version contemporaine de la célèbre cène de Léonard de Vinci, ne met-il pas en scène une trahison aux résonances beaucoup plus politiques ?

The last supper, 2001 Zeng Fanzhi, MAM de Paris © ppc
The last supper, 2001 Zeng Fanzhi, MAM de Paris ©  www.philippepataudcélérier.com

Le Christ communiant, communisant – et le premier d’entre eux comme en témoignent les trois barrettes rouges épinglées sur son bras gauche – annonce à ses apôtres que les idéaux du communisme ont été trahis par l’un d’entre eux. Ce Judas « made in China », à la différence des onze autres apôtres, ne porte pas de foulard rouge autour du cou, comme chaque jeune pionnier enrôlé dans le communisme – mais une cravate jaune, couleur de l’empereur, du pouvoir, de l’or… et de l’argent.

Zeng Fanzhi, The Last Supper, gros plan © ppc
Zeng Fanzhi, The Last Supper, gros plan © www.philippepataudcélérier.com

17 millions d’euros. L’actualité est espiègle et Zeng Fanzhi agacé par les questions des journalistes. Le peintre est en France pour inaugurer la première grande exposition occidentale que lui consacre un musée, le musée d’art moderne de Paris (1). Non pour commenter ce tableau vendu aux enchères par le baron belge Guy Ullens, l’un des plus grands collectionneurs d’art contemporain chinois avant qu’il ne se retire (pressions politiques sous la présidence de Xi Jinping? ) de son centre d’art contemporain, le Ullens Center for Contemporary Ar(UCCA) le premier musée privé ouvert en Chine (2). Mais si Zeng Fanzhi ne porte pas de cravate, pas non plus de col Mao, nul n’ignore qu’il est aujourd’hui l’artiste chinois contemporain le plus côté (3). Des chiffres embarrassants quand ils évincent tous autres critères pour juger de la valeur d’une création. Zeng Fanzhi préfère parler de son travail. Et ses premières peintures interpellent avec des titres pas forcément réjouissants: « Hôpital », « Viande », « Crépuscule ».

Zeng Fanzhi, Hospital Triptych N°2, 1992 © Studio Zeng Fanzhi
Zeng Fanzhi, Hospital Triptych N°2, 1992 © Studio Zeng Fanzhi

En 1992 Zeng Fanzhi a 28 ans. Étudiant à l’Académie du Hubei il vit à Wuhan. Sur les toiles, les corps sont nus, nerveux ; de cette nudité qui exprime le dénuement, l’état de manque. De liberté ? D’expression ? Les torses sont rouges, les chairs à vif comme hachées par les os du thorax, avec cette régularité de carcasse qu’ont les animaux de boucherie prêts au négoce. Instincts d’une nature qui crierait par tous les pores – dont ces deux yeux blancs grands ouverts ? – ce que les bouches ne peuvent exprimer ?

Zeng Fanzhi, Man & Meat, 200 × 180cm 1993
Zeng Fanzhi, Man & Meat, 200 × 180cm 1993 © www.philippepataudcélérier.com

Trois ans après la répression des étudiants de 1989, Tian’an men est dans toutes les têtes. L’est-elle aussi dans celle de Zeng Fanzhi ? Avec pour prisme déformant la vision du premier ministre Li Peng surnommé alors « le boucher de Pékin » pour avoir proclamé la loi martiale et poussé le Parti à privilégier le bain de sang ?

Canards jaunes; subterfuge à la censure © DR
Canards jaunes; subterfuge à la censure sur internet © DR

« À cette époque, répond Fanzhi, j’avais presque 30 ans. Les peintres expressionnistes allemands m’influençaient beaucoup. Je parlais avec mes tripes, de mon environnement quotidien. Le foyer d’étudiants n’ayant pas de sanitaires, je fréquentai l’hôpital voisin. Une scène de rue m’avait particulièrement obsédé. Des gens s’allongeaient sur de la viande congelée pour avoir moins chaud l’été. J’ai pris des photos et j’ai peint le tableau. L’année d’après je partais à Pékin. » Fanzhi n’en dit pas davantage.

Zeng Fanzhi, Mask Series No.6, 1996 © studio Zeng Fanzhi
Zeng Fanzhi, Mask Series No.6, 1996 © studio Zeng Fanzhi

Les corps sont désormais habillés. L’homme urbain et social se construit ; assujetti donc forcément moderne. Le cru cède la place au cuit comme autrefois on opposait en Chine le Centre civilisateur à la périphérie barbare et ses populations « crues » qu’on entendait assimiler (transformer en sujets « cuits » de l’Empire). Dans sa nouvelle série intitulée « Mask » les hommes sont enveloppés à l’occidentale (costumes, cravates, chaussures à lacets, ou petites jupes, ceintures, marques mondialisées) de la tête aux pieds, exception faite des mains. Surdimensionnées, volumineuses, rougeâtres elles poussent comme les dernières excroissances d’une idéologie finissante. La main n’est-elle pas l’outil par excellence de l’ouvrier, du soldat, du paysan, les trois piliers du communisme ? « Les mains on ne peut jamais les cacher souffle Fanzhi. Elles trahissent toujours notre condition sociale. Pour le reste, on peut tout cacher, une expression, un visage car on n’avance jamais sans masque en société. »

Zeng Fanzhi, Shanghart © ppc
Zeng Fanzhi, Shanghart ©  www.philippepataudcélérier.com

Mais quel est celui qu’il faut prendre dans ce milieu urbain en pleine mutation ? Quelle figure montrer dans cette société chinoise en quête d’une modernité qui passe inévitablement par son occidentalisation ? Comment s’identifier à des codes vestimentaires qui ne sont pas les siens, ou desquels on est exclu ? Question lancinante chez Zeng Fanzhi qui n’a jamais pu porter durant son enfance le foulard rouge des pionniers en raison de grands parents relativement aisés. Zeng Fanzhi connaît le pouvoir de l’image. Sa vision du monde a d’abord été façonnée par la propagande maoïste qui définissait un style de masse par sa capacité à se fondre avec les pensées et les sentiments des ouvriers, des paysans et des soldats — la vie telle qu’elle est reflétée dans l’art doit se tenir plus proche de l’idéal, et être ainsi plus universelle que la vie quotidienne. Et une figure infusée par le bonheur en est incontestablement un signe universel.

ZENG FANZHI, Couple (Mask), 1996 © studio Zeng Fanzhi
ZENG FANZHI, Couple (Mask), 1996 © studio Zeng Fanzhi

La propagande maoïste avait ouvert la voie. Le capitalisme lui emboîte le pas. Rien de mieux qu’une figure hilare pour encourager hier la production, aujourd’hui la consommation. L’expression du rire sera donc ce masque artificiel qui cache moins les traits physiques des personnages que les sentiments confus – entre bonheur et désespoir – qui les animent. Car sous le vernis des conventions sociales qu’incarnent costumes occidentaux et postures stéréotypées, les personnages perdent peu à peu de leur essence. Le cuit prend le pas sur le cru. Ils cachent désormais le fait qu’ils n’ont peut-être plus rien à cacher. Zeng Fanzhi qui a travaillé pendant près de dix ans (1994 à 2004) sur cette série mask tombe à son tour le sien en faisant un autoportrait à visage découvert (Portrait, 2004).

Zeng Fanzhi, Portrait, 2004, 200 X 150 cm © Zeng Fanzhi studio
Zeng Fanzhi, Portrait, 2004, 200 X 150 cm © Zeng Fanzhi studio

Il ne porte pas de foulard rouge mais un immense imperméable aux reflets carnés qui l’enveloppe de la tête aux pieds. Tout est désormais policé. Mêmes les mains ont disparu et le cheval, outil du monde agraire par excellence, est devenu un jouet à roulette. L’homme moderne n’est plus dans son corps mais dans sa tête. Et elle est multiple, de plus en plus complexe à saisir en dépit des apparences comme ces ombres portées qui fuient dans des directions opposées malgré une lumière homogène. Au collectif et à la conscience du social se substituent l’individu, l’isolement et la conscience du psychologique. Désormais l’homme doit apprendre à vivre moins avec les autres qu’avec lui même.

Zeng Fanzhi, MAM de Paris, 17 octobre 2013, Night 2005 en toile de fond © ppc
Zeng Fanzhi, MAM de Paris, 17 octobre 2013, Night 2005 en toile de fond © www.philippepataudcélérier.com

Pour retrouver sa nature au delà des scléroses sociales, ne doit-il pas s’éloigner du monde urbain ? Les dernières toiles montrent des personnages en prise avec une nature hostile, faites de lignes inextricables, de mouvements qui agrippent et donnent vie loin des postures stéréotypées équarries par des costumes trop bien coupés. Zeng Fanzhi revient à ses origines culturelles. La nature est traitée comme une calligraphie avec une pâte épaisse sous une gestuelle instinctive. Les lignes foisonnent. Inextricables, touffues, enchevêtrées. Exit les surfaces lisses, patinées par les conventions urbaines et les (im)postures physiques. Le trait est sauvage, violent sous la pluie, les herbes, le vent. La nature reprend le dessus. Comme si Zeng Fanzhi souhaitait empêtrer l’être social pour retrouver l’être naturel et l’enraciner à distance de toutes idéologies.

Philippe Pataud Célérier, 20 octobre 2013

Paru également sur le site web du Monde Diplomatique.

L’auteur adresse tous ses remerciements à Zeng Fanzhi, Ning Chunyan, Jane Jin et Genevieve Clastres.

Notes :

Sur la notion du cru et du cuit revoir la nation qu’en donnait l’anthropologue Claude Lévi-Strauss à propos de son ouvrage Le cru et le cuit.

(1) Du 18 octobre 2013 au 16 février 2014, au Musée d’art moderne de la ville de Paris. (2) « Des chiffres et des artistes » dans « Chine, Etat critique », Manière de voir, n° 123, juin-juillet 2012. (3) Il a accumulé 25,19 millions de recettes en quarante-cinq lots vendus (entre juillet 2012 et juin 2013) ; cela représente le quatrième chiffre d’affaires mondial réalisé en salle des ventes, selon Art Price.

Zeng Fanzhi, Musée d'Art moderne - ville de Paris, 17 octobre 2013 © ppc
Zeng Fanzhi, Musée d’Art moderne – 17 octobre 2013 © www.philippepataudcélérier.com

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