Shanghaï : portrait d’un monde qui disparaît

Shanghaï : portrait d’un monde qui disparaît

Le grand homme est là, planté tel un chêne. Une silhouette placée en diagonale dans l’échiquier des parasols. Une ligne de fuite au-dessus des étals, un pan d’horizon comme une trappe ouverte avec des bras de pendu, en croix derrière sa balance à fléau, et un rire immense, effilé par une voix de tête. Une bouche suppliciée, figée, parallèle à la fente des yeux, sombre, épaisse. Une tranchée sous des pommettes hautes. Une meurtrière, un regard à claire-voie, un jour de nuit, une blessure à vie qui s’élève dans la porosité des chairs, affleure à la surface des os. Mange la lumière. Par capillarité. Un trait noir, liquide, droit, abrupte, d’un jet, d’un seul. Un arbre abattu, dévasté, tombé là, par hasard, sur la peau, le bitume, jeté au travers de la vie, des routes. Une figure immense, bosselée, vallonnée, estompée.

Suzhou He, Shanghai © www.philippeptaudcélérier.com

Des os à peine visibles. De la caillasse patinée par le temps, le vent, la pluie, les embruns ; un réseau de vies sous la caresse du monde. La figure est jaune, rose orangé. Une peau sans rides, ombragée par une touffe de cheveux qui prend le vent comme une folle à sa fenêtre. Une chair dense, malléable, élastique à force de joies simples, d’étonnements fugaces, d’attentions permanentes. « Wang Xiaofa parle peu, toujours très peu », mais sa poitrine tonne d’une voix rauque, éraillée, aiguë; de ces confessions de corps, franches, maladroites, essentielles. Une amplitude de faux, avec des gestes larges qui s’étirent et renversent le ciel, entre deux toiles de store, des brins d’ombre pour sa tête de géant.

Suzhou he © www.philippepataudcélérier.com

Sous les bras, une série d’accrocs. Des déchirures pareilles aux trous d’évents d’une fonte gigantesque qui prend le vide à témoin mieux qu’un écho : « Nirah, rah ! Bonjour, jour ! » Il nous a vus. Les mots lui pèsent. Au bout du bras, un geste. Il fait un petit signe, bouge une main, lève un doigt. Wang tangue un peu, arbore un sourire, un froissement de peau comme une ride de pudeur. Il porte une veste bleue, matelassée, deux poches carrées, hautes, fermées, déchirées. Un tissu épais, couleur bleu de chauffe, inusable à force de coutures. Les boutons éternellement défaits font germer un pull gris, ravaudé. Un filet de pêche. Des mailles lourdes, tombantes, usées, foisonnantes. Des lignes gauchies par le soleil qui tirent vers le bas, toujours plus bas. Le vide comme un poids inachevé. Et les mains empêtrées dans la vie brouillonne, la vie simple, joyeuse. Mais les doigts qui cherchent quand l’esprit est ailleurs et pourtant bien là. Tisser la vie, jongler avec la lumière. L’ubiquité de la misère. Le plaisir de l’ennui. Le bonheur d’exister. Ne jamais tout dire puisque rien n’est jamais dit.

© Philippe Pataud Célérier, pour découvrir un autre extrait : lien

Extraits du récitXi, parce que ce n’en est que le commencement

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