Mystery : Wuhan au cœur du dernier film de Lou Ye
En Chine son nom n’apparaît pas au générique. Mystery est pourtant bien le dernier film du cinéaste chinois Lou Ye.
C’est même le premier qu’il tourne dans son pays avec l’accord préalable des autorités. Ceci n’est pas étranger à cela. « Je n’ai pas voulu faire apparaître mon nom en raison des coupes subies par mon film » explique à demi mots Lou Ye (1). « Des détails, corrige t-il, comme ces scènes de viol ou de violence raccourcies par le Bureau du Cinéma de Pékin ». Le cinéaste n’en dira pas davantage. Soucieux de ne pas déclencher à nouveau l’ire des autorités chinoises. Celles-ci l’avaient condamné à cinq ans d’interdiction professionnelle en 2006 pour avoir, sans leur aval, présenté au Festival de Cannes son quatrième long métrage : Une jeunesse chinoise. Cette fiction évoquait les événements sanglants de la place Tiananmen. Avec Mystery les choses semblent rentrer dans l’ordre. Enfin presque : « six mois d’attente pour avoir l’accord du Bureau mais seulement une semaine d’exploitation avant d’être éjecté des salles par les films commerciaux, les fameux blockbusters. Un ratio un peu court » témoigne non sans humour le cinéaste mais une réalité à laquelle n’échappe aucun producteur indépendant. Huxley l’avait prédit: « Le marché sera demain plus efficace que la censure. » (2). Dommage pour le cinéaste mais le Bureau semble encore ignorer les visions prophétiques de l’écrivain britannique.
L’intrigue du film assez conventionnelle – l’histoire d’un homme marié menant une double vie – s’appuie sur des ressorts beaucoup plus singuliers. Le scénario prend pour point de départ la découverte d’un journal publié sur Internet par une jeune mère de famille trompée par son époux. A cette duplicité affective, Lou Ye et son coscénariste Mei Feng (déjà présent dans Love and Bruises, 2011) agrège une intrigue policière tirée elle aussi de deux autres histoires glanées dans la presse et sur internet. La réalité quotidienne vécue ici par la classe moyenne urbaine est le terreau de cette fiction. Mais si chaque personnage suit sa trajectoire – qui pour être toute tracée est loin d’être linéaire – ils la poursuivent d’abord à l’aune de Wuhan. Cette vaste mégapole de neuf millions d’habitants située au centre de la Chine est au cœur de cette fiction. Elle en est même le premier des personnages que le cinéaste observe à distance, méthodiquement, comme un objet d’étude dont certaines propriétés interpellent : en particulier sa croissance vertigineuse.
Dans cette agglomération – dont l’histoire tient aussi à la réunion de trois villes moyennes – tout pousse haut et droit. Une luxuriance végétale prise dans l’étau d’une rationalité urbaine. Les larges vues aériennes qu’affichent à intervalles réguliers le cinéaste – la caméra est alors d’une stabilité et d’une lenteur d’entomologiste quand elle survole Wuhan – montre une ville quadrillée, équarrie, équerrée à coups de larges artères et de tours droites semblables à ces tuteurs qu’on fixe dans le sol pour redresser les plantes ou, de façon plus subliminale, à guider les pas de ceux qui pourraient ne pas vouloir marcher droit.
À l’instar des personnages (mari infidèle, épouse trompée, épouse officieuse, maîtresse) suivis par Lou Ye et qui ne semblent progresser qu’à force de chemins de traverse, de mensonges, d’esquives, de louvoiements. Le cinéaste les filme cette fois avec une caméra légère, mobile, hésitante, tremblante, fragile, souvent floue. À rebours de l’urbanisme froid, planifié, calculateur de la ville. Mais en totale osmose avec cette nature en friche bornée par le périphérique où les épouses officielle, officieuse et le mari infidèle libéreront leur propre nature.
La maîtresse pourchassée, lapidée sera fauchée par un bolide comme un animal sauvage piégé par la civilisation, ici un bout d’asphalte noir. Le conducteur, un fils à papa, rentier probable d’une fortune immobilière – de celle qui fait pousser les tours bien droites – l’achèvera à coups de pieds sous la pluie battante, convaincu de son bon droit : celui d’échapper à une escroquerie à l’assurance. Le SDF, témoin involontaire d’une mort non voulue, sera battu à mort avant d’être livré aux herbes folles. Seconde victime expiatoire d’une marginalité haïe par les nantis, ceux qui possèdent ce qui les possède.
En fait seul le policier épaulé par son acolyte un garagiste – duo peu banal – découvrira la vérité, un peu malgré lui comme les coupables sont allés au crime un peu malgré eux. Dans cet urbanisme fonctionnaliste nous dit implicitement Lou Ye, il est bien illusoire de prévoir le comportement du vivant ; d’autant plus que cette surmodernité qui caractérise les villes de demain est toujours productrice de non-lieux : ces lieux sans histoire ni mémoires où les hommes privés de relationnels et de faux-semblants sont finalement livrés à eux mêmes. Le pire souvent pour soi même. Seules les tours peuvent être planifiées pour des verticalités bien droites semble nous dire une fois encore la caméra de Lou Ye. Mais pour pousser aussi vite ne prennent-elles pas racine sur des ferments bien corrompus ? À regarder une fois encore la caméra suspendue au-dessus de Wuhan, on tient peut-être la réponse. Elle a la grâce nonchalante mais implacable du vautour planant sur son domaine.
Philippe Pataud Célérier, 20 mars 2013.
Paru aussi sur le site Blog Asie du Monde Diplomatique
Mystery de Lou Ye (1h38) Avec Hao Lei, Qin Hao, Qi Xi. Sortie le 20 mars 2013.
(1) Lou Ye est venu présenter son film au Forum des images qui consacrait ce trimestre dernier une programmation cinématographique exceptionnelle à la Chine Contemporaine. www.forumdesimages.fr (2) Se distraire à en mourir, Neil Postman, Pluriel, 2010.
Ne pas manquer les magnifiques programmations régulièrement diffusées par le festival Shadows.