Les pieds bandés, de Li Kunwu
Après Une vie chinoise, formidable autobiographie passée au crible de ces deux accélérateurs d’histoire qu’ont été le chaos révolutionnaire et l’économie de marché Li Kunwu publie : Les pieds bandés.
Cette histoire consacrée à sa nourrice Chunxiu (« Beauté du printemps » en mandarin), est abordée sous l’angle de ce qui fait désormais sa patte, sa marque de fabrique : une approche quasi ethnographique, fourmillant d’anecdotes, ancrée dans le Yunnan, sa province natale, et rapportée le plus objectivement possible. Prudence politique ? – il est membre du Parti communiste – ou conviction artistique ? On sent surtout chez Li Kunwu que le besoin de témoigner, de partager ce qu’il a vécu, l’emporte sur toutes autres considérations.
Là encore comme dans Une vie chinoise on assiste au destin d’un être, sa nourrice, sans autre histoire – mais quelle histoire – que celle de devoir faire corps avec la grande Histoire. Sujet détenteur, d’un « vouloir écrire » disait Michel de Certeau (L’écriture de l’histoire, Gallimard, 1975)) sur « un corps à écrire ». Un transfert qui passe ici par une mutilation. Objet de souffrance, les pieds bandés sont un moyen d’assujettissement des femmes aux hommes. Sans parler de l’imaginaire érotique qu’ils véhiculaient. Les orteils étant parfois forcés à se recroqueviller sur un cylindre de cuivre placé sous le tarse inférieur et solidement maintenu par un bandage en chiffre de huit, de façon à réunir l’avant et l’arrière pied dans un enroulement faisant se mouler sur le cylindre une « suave cavité » presque circulaire, qu’on appelait alors le « véritable gobelet d’extase » (1).
Cet imaginaire érotique était d’autant plus fort que sa source était cachée. Nul ne pouvait voir ses pieds bandés, exception faite de l’homme auquel ils étaient promis. Car la claudication que cette infirmité engendrait était porteuse de tous les phantasmes. Comme celui d’hypertrophier les organes génitaux externes de la femme mutilée pour le plus grand bonheur d’un mâle peu soucieux de construire son plaisir sur des combinaisons de souffrances.
Et puis l’histoire, le temps des hommes, changeant, cette marque de distinction devint une marque d’infamie, un féodalisme honni, une vieillerie bourgeoise, un objet de défiance pour le pouvoir communiste dont le nouveau « vouloir écrire » entendait immédiatement se démarquer de ces corps déjà écrits. Mais si les idéologies sont versatiles les corps restent marqués par ce qui les a meurtri. Et à moins d’amputer on ne peut guère dissimuler. Chunxiu forcée à se bander les pieds était ensuite bannie pour n’avoir pas su l’éviter. Drôle de destin quand il n’est pas synchrone avec le temps des hommes. Oui, semble nous dire Li Kunwu, la Chine est pleine d’histoires d’hommes et de femmes en marche vers leur propre destinée avant que la marche de l’Histoire ne leur emboîte le pas ; ici jusqu’à la claudication.
(1) voir bibliographie indicative.
Philippe Pataud Célérier, 22 mars 2013
Tous mes remerciements à Li Kunwu, aux Éditions Kana et à Genevieve Clastres.
Pour Une vie chinoise, Li Kunwu avait reçu en 2010 le Prix de la Bande Dessinée historique dans le cadre du festival Les Rendez-vous de l’histoire de Blois et le Prix Ouest-France Quai des Bulles décerné dans le cadre du Festival Saint-Malo Quai des Bulles.
Bibliographie indicative :
Borel France, Le vêtement incarné. Les métamorphoses du corps, Calman-Lévy, Paris, 1998. Braun (Dr S.). – La douleur, le pied et la chaussure. – Revue de l’Institut de calcéologie n°3, 1986, pp. 18-24. Clastres Geneviève, Les petits pieds des femmes chinoises. H. F. Ellenberger, Mutilations corporelles infligées aux femmes : étude victimologique » Criminologie, vol. 13, n° 1, 1980, p. 80-93. G. Morache : Pékin et ses habitants. Etudes d’Hygiène, Annales d’Hygiène Publique et de Médecine Légale, Vol. 22-23, 1869-1870 (sur la déformation des pieds, voir vol.32, p. 302-312.) John K. Fairbank et Merle Goldman, Histoire de la Chine, des origines à nos jours, éd. Tallandier, 2010 pour la traduction française, 749 p.