La Chine dans l’objectif des Chinois

La Chine dans l’objectif des Chinois

Longtemps cantonnée à magnifier le réalisme révolutionnaire et ses figures triomphantes (le paysan, le soldat et l’ouvrier), la photographie chinoise a explosé depuis le début des années 1980. Pour rendre compte du décalage entre la réalité et le discours dominant, certains artistes mettent l’accent sur ceux qui souffrent, d’autres se jouent des codes officiels, d’autres encore se mettent en scène…

© Mo Yi / Three Shadows

Crâne broussailleux à l’image de ces plateaux tibétains dont il est originaire, Mo Yi expire la fumée de sa cigarette avec l’indolence altière des vieux sages s’estompant dans la brume. Le flou est souvent son royaume. Problème de vitesse d’obturation face à des changements sociaux trop rapides ? « J’ai recours au flou quand je ne sais pas comment exprimer les choses », répond le photographe. Plus encore lorsque celles-ci provoquent de sévères mises au point de la part des autorités. Ces dernières n’avaient-elles pas dénoncé dans les années 1980 ses photographies aux figures résignées, aux antipodes des visages rayonnants qu’avait imposés la grande narration maoïste ? Durant la phase la plus active de la Révolution culturelle (1966-1969), cette double vision lui aurait valu une impitoyable rééducation. Mais, dans la relative ouverture des années précédant la répression du mouvement étudiant du 4 juin 1989, Mo Yi remplace l’autocritique par une interrogation plus théorique : pour voir le monde tel qu’il est, ne vaut-il pas mieux le photographier sans le voir ?

Nuque, dos, mollets : à ces parties inaccessibles à son propre regard, il attache un appareil photo et déclenche l’obturateur tous les cinq pas. Si le cadrage est insolite, les mêmes figures tristes réapparaissent. Le constat est sans appel. Entre 1966 et 1976, seules les montagnes pouvaient être cadrées sans encadrement, leur grandeur plaidant pour un patriotisme naturel. Informative ou artistique, la photographie ne devait servir qu’un but : construire l’image épanouie du réalisme révolutionnaire à travers les trois figures triomphantes du paysan, du soldat et de l’ouvrier. Il faut attendre la manifestation de Tiananmen du 5 avril 1976 et sa brutale répression par la « bande des quatre » (1) pour voir surgir enfin les premiers témoignages photographiques d’un événement politique non contrôlé par l’Etat. Un moment historique que nombre de photographes voulurent immortaliser. Certains, comme Li Xiaobin, organisèrent dans le plus grand secret — les enregistrements étaient passibles de la peine de mort — un comité éditorial chargé de sélectionner quelque cinq cents photographies sur les vingt à trente mille collectées. Successeur de Mao Zedong, Hua Guofeng (1921-2008), qui venait de faire emprisonner la « bande des quatre » et de réhabiliter le mouvement du 5 avril 1976, patronna le projet.

Wang Ningde, Some days, 2002

« Cette publicité officielle apporta une gloire inattendue aux photographes éditeurs, qui poursuivirent leur carrière en dehors des programmes gouvernementaux », explique Wu Hung, historien de l’art (2). Sous l’égide de leur club, The April Photo Society, leur première exposition, intitulée « Nature, société et homme » et inaugurée en avril 1979, fut un succès : huit mille personnes en un seul dimanche pour voir trois cents photographies. « Dans un pays où l’art n’avait été que propagande politique, toute représentation d’amour privé, de beauté abstraite ou de satire sociale était considérée comme révolutionnaire », poursuit Wu Hung.

Deux mouvements se dessinaient parmi les photographes qui entendaient enfin se frotter au réel. Pour ceux qui souhaitaient revenir aux sources (Zhu Xianmin, Yu Deshui), regroupés sous le nom de Terre natale, la forme se parait de toutes les vertus du fond. Aussi partaient-ils dans le berceau de la civilisation chinoise photographier ces hommes ordinaires (paysans, montagnards, membres de minorités ethniques…) qui vivaient, pensaient-ils, le plus naturellement possible le long du fleuve Jaune. Dans cette utopie documentaire, l’esthétique tombait souvent dans la magnificence parfois condescendante d’une altérité romantisée. D’autres, en revanche, espéraient puiser dans les marges de la société un langage en rupture avec les conventions esthétiques dominantes. Ce second mouvement, baptisé Scar Art, témoignait de cet ordinaire occulté, dans la droite ligne de cette « littérature des cicatrices » qui, dès la fin des années 1970, révélait toutes les violences de la Révolution culturelle.

Li Xiaobin fut l’un des tout premiers à photographier, entre 1977 et 1980, la vie quotidienne des provinciaux montés à Pékin pour demander au pouvoir central réparation des préjudices subis pendant cette période. Quand Zhang Xinmin s’intéressait aux paysans migrant vers les villes, Zhou Hai se focalisait sur la marginalisation progressive de la classe ouvrière soumise aux nouvelles réformes économiques. Et quand Yang Yankang observait ceux que la foi chrétienne enracinait désespérément dans leur terre, Lu Nan cherchait ceux qui avaient perdu toute attache, révélant à travers les portraits de quatorze mille patients psychiatriques une Chine méconnue.

© Lu Yuanmin, Marteau Piqueur, Shanghai, 2005 courtesy Beaugeste gallery’s

Toutefois, c’est vers la destruction brutale des cadres de vie traditionnels que converge la majorité des regards. Pressentant dès la fin des années 1980 la disparition des hutong, ces quartiers typiques de passages et de ruelles, Xu Yong les enregistre méthodiquement, donnant naissance à sa fameuse série Beijing Hutong 101 Photos. S’il photographie les ruelles traditionnelles de Pékin en dehors de toute activité humaine, composant une documentation patrimoniale qu’il veut la plus neutre possible, Lu Yuanmin montre dans sa série Shanghailanders comment les Shanghaïens des années 1990 continuent à vivre malgré les bouleversements urbains provoqués par les réformes économiques. Pour l’un et l’autre, chacun dans son registre, historique et sociétal, l’intérêt documentaire prévaut, même si, chez Lu Yuanmin, domine l’empathie du photographe pour son sujet. Une tendance que Zhang Hai’er va pousser à son paroxysme en manifestant, par son regard sur les prostituées, sa grande connivence avec elles. La perception subjective devient le filtre de toute réflexion sur la réalité. La photographie documentaire se libère de sa fonction documentaire pour se transformer en un projet conceptuel que Liu Zheng va sublimer dans The Chinese (3).

Un travesti, Liu Zheng, Huiyang, Henan Province, 1999

Sillonnant le pays, Liu Zheng est bouleversé par les Chinois qu’il rencontre. Prisonniers, transsexuels, moines, voleurs, ouvriers, hommes d’affaires, prostituées, handicapés, accidentés défilent pendant près de dix ans (1994-2002) devant son Hasselblad. Omniprésents au quotidien, ces hommes et ces femmes sont absents de l’histoire officielle qui façonne l’imaginaire chinois. Le photographe leur adjoint donc des mannequins de cire incarnant, dans les lieux où s’élabore la mythologie nationale tels que musées, mémoriaux ou places, ces scènes historiques (massacre de Nankin, ouvrier modèle…) que chacun rencontre dès sa scolarité. En mélangeant des personnages réels, dont on questionne l’invisibilité dans la narration officielle, et des personnages fictifs dont aucun Chinois ne saurait remettre en cause l’authenticité tant ils nourrissent la mémoire collective, Liu Zheng modèle en cent vingt portraits, tous pris en noir et blanc et au même format, une nouvelle histoire collective à partager. Lors de sa publication, en 2004, le livre The Chinese provoque l’ire des autorités, qui n’y voient qu’une vision fabriquée et négative de la Chine.

Quand la petite colonie d’artistes, peintres ou sculpteurs, s’installe à la périphérie est de Pékin (Dong Zhuan, le village de l’Est), elle trouve d’abord dans la performance le moyen d’expression le plus adapté à sa rage et à son dénuement. Basée sur des matériaux simples, celle-ci, par un engagement corporel fort de ses exécutants, va servir d’exutoire au sentiment d’impuissance qui les mine depuis la sanglante répression du 4 juin 1989 place Tiananmen. Le performeur n’est-il pas au cœur d’un événement qu’il a lui-même orchestré ? Le corps nu, badigeonné de miel, Zhuang Huan s’enferme dans des toilettes publiques. Les mouches affluent. Métaphore de l’individu suffoquant sous un régime oppressant ? Rong Rong n’a plus qu’à photographier la performance.En souvenir du 4 juin, Sheng Qi s’est sectionné l’auriculaire gauche. Sur sa paume ouverte, une photographie d’identité jaunissante. Si les souvenirs passent, le corps mutilé reste (doublement, Sheng Qi ayant enterré son doigt en terre chinoise avant de partir à l’étranger). Le cliché fait le tour du monde. Art de l’éphémère par nature, la performance prend l’image comme support d’enregistrement, sans se douter que ces reproductions d’une réalité mise en scène deviendront dans le monde de l’art contemporain les icônes de la photographie chinoise post-Tiananmen. La relation décisive n’unit plus l’artiste et son sujet, mais le performeur — ou son image — et le spectateur.

© Zhu Xianmin, 1982, courtesy 798 Photo Gallery
© Zhu Xianmin, 1982, courtesy 798 Photo Gallery

La photographie se théâtralise. Wang Qingsong « marque un tournant important dans l’histoire de la photographie chinoise contemporaine, qui est passée avec lui de la prise de vue de la réalité à une fabrication complète des images »,souligne le critique d’art Gu Zheng (4). L’une de ses œuvres les plus emblématiques (Night Revels of Lao Li, 2000) reprend un chef-d’œuvre de la peinture traditionnelle chinoise : Le Banquet nocturne de Han Xizai. Ce puissant fonctionnaire de la période des Cinq Dynasties (907-960) inquiétait tellement l’empereur que ce dernier décida de le faire espionner par le grand peintre de l’époque, Gu Hongzhong (937-975). En cinq séquences narratives séparées les unes des autres par un habile dispositif de paravents, le peintre rapporta sur l’immense rouleau les faits et gestes de Han Xizai. Avec une minutie quasi photographique, son pinceau décrit les soirées artistiques du fonctionnaire. S’il manifeste peu d’entrain, sa présence prouve du moins qu’il ne complote pas.

Onze siècles plus tard, Wang Qingsong reprend le rôle de Gu Hongzhong pour témoigner d’une modernité éclatante de vulgarité. Des courtisanes vêtues comme des prostituées entourent un haut fonctionnaire aussi apathique que Han Xizai. « Si les dynasties chinoises se succèdent au fil des siècles, le statut des intellectuels n’a guère évolué. Ne sont-ils pas toujours condamnés à se distraire à défaut de pouvoir intervenir dans la construction du pays ? »,interroge-t-il (5). « Artistes et intellectuels partagent une chose,poursuit un éditeur pékinois. Ils ont compris qu’il était plus facile de construire une nouvelle représentation du monde que de construire un autre monde. »

Chen Jiagang, picking up mine debris, courtesy de l’artiste

« La mise en scène est cette fiction qui va me permettre de décrypter la réalité présentée », explique de son côté Chen Jiagang. Plusieurs années durant, il a photographié les sites militaro-industriels de ce qu’on a appelé le « troisième grand front » (6). Dans les années 1960, après sa rupture avec l’Union soviétique, la Chine, redoutant une attaque de Taïwan appuyée par les Etats-Unis, avait transféré ses complexes gigantesques des franges côtières au cœur des massifs montagneux. Un effort colossal (plus de la moitié de l’investissement national entre 1966 et 1970), abandonné dès 1971, à la faveur d’une nouvelle donne géopolitique. Sur chacun de ces sites, Chen Jiagang fait apparaître plusieurs jeunes femmes en tenue traditionnelle.

A la « bête productive » semble répondre la « belle consommable ». « Hier il fallait produire, aujourd’hui il faut consommer », résume le photographe, qui aime faire résonner les certitudes passées et présentes. Au « troisième grand front » font désormais écho les menaces qui se multiplient autour du barrage des Trois-Gorges et toutes ces « villes malades » — Diseased Cities, titre de son dernier travail — édifiées dans la précipitation le long du fleuve Yangzi Jiang. Mais, comme le demande M. Fei Dawei, spécialiste de l’art contemporain chinois (commissaire général du Festival international de la photographie de Lianzhou en 2010), « pourquoi montrer sur ces sites des jeunes femmes en tenue traditionnelle » ? Subterfuge pour rendre la réalité plus désirable ? plus spectaculaire ?

C’est une tendance lourde de l’imagerie chinoise actuelle : le terme « photographie » est devenu trop restrictif pour cette nouvelle génération d’images numériques où retouche et manipulation sont reines. La photographie documentaire faisant par nature beaucoup moins rêver, « la plupart des mises en scène qui envahissent désormais la photographie chinoise produisent des images superficielles et spectaculaires, en totale adéquation avec les attentes du marché de l’art », précise M. Fei Dawei. Même son de cloche chez M. Jean Loh, de la galerie shanghaïenne Beaugeste, qui voit dans ces innombrables images manipulées par les outils logiciels « la tentative que fait le photographe pour se transformer en artiste et s’ouvrir ainsi un marché de l’art aux débouchés plus prometteurs ». Une évolution qui suit celle qu’a connue la photographie occidentale. Pour M. François Cheval, directeur du Musée Nicéphore-Niépce et commissaire du festival de Lianzhou en 2012, « la télévision et Internet nous donnent tout en direct. A partir de là, ceux qui voudront participer à l’histoire du monde en images seront ceux qui prendront du temps pour construire, raconter des histoires, nous offrir des récits qui nous surprennent et nous permettent de revisiter des événements que l’on connaît déjà. Je ne crois plus du tout au rapport entre immédiat et photographie ».

Made in China © DR, 2015
Made in China © DR

Aujourd’hui, deux camps s’affrontent en Chine : ceux qui prennent le réel comme matériau d’une fiction à venir, et ceux qui s’y confrontent, sans manipulation numérique, par le prisme direct de leur sensibilité (7). Si cette dernière confrontation nourrit souvent le grain le plus fécond, la profusion d’images théâtralisées interroge : ces mises en scène, souvent spectaculaires, seraient-elles la seule réalité à laquelle nos sens soient perméables aujourd’hui ?

© Philippe Pataud Célérier, Le Monde Diplomatique, janvier 2013, p. 14 et 15.

Notes : 

  • (1) On appelle ainsi les membres de la direction du Parti communiste chinois, dont la femme de Mao Zedong, accusés d’avoir été les instigateurs de la Révolution culturelle.
  • (2) Wu Hung et Christopher Phillips, Between Past and Future : New Photography and Video From China, Smart Museum of Art, université de Chicago, 2004. 
  • (3) Liu Zheng, The Chinese, Steidl, Göttingen, 2004. Une partie de cette série fut exposée par la galerie Pekin Fine Arts à Paris Photo en novembre 2012. 
  • (4) Gu Zheng, La Photo chinoise contemporaine, Eyrolles, Paris, 2011. 
  • (5) Le studio Wang Qingsong 
  • (6) Chen Jiagang, The Great Third Front, Timezone 8 – Galerie Paris-Beijing, Hongkong, 2008.
  • (7) Lire également «  Zhe Chen, la photo chinoise au féminin  », Le Monde diplomatique ou sur ce site et pour Liu Bolin : Liu Bolin ou comment se fondre avec subversions.

La Chine dans l’objectif des Chinois

1 commentaire

  • C.delfau
    27/01/2013

    le mimétisme m’a toujours fasciné, là ,ces performances nous montrent à voir l’invisible !!! le hurlement silencieux du corps dans cette insoutenable répression …
    bouleversant!

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