Liu Bolin ou comment se fondre en subversions

Liu Bolin ou comment se fondre en subversions

Originaire du Shandong, Liu Bolin, 40 ans, ancien élève de Sui Jianguo, vit et travaille à Pékin. Son concept artistique ? Se fondre dans le décor qui l’environne. Manifeste politique ? Geste artistique ? Artifice marketing ? Qui se dissimule derrière ces simulations  ? 

Performance de Liu Bolin et d’Alexis Rero organisée par les galeries Backslash et Paris Beijing le 15 janvier 2013 © www.philippepataudcélérier.com

L’artiste disparaît. Par mimétisme, cette propriété qu’ont certaines espèces animales de prendre l’apparence des choses qui les environnent. Une faculté vitale pour survivre en certains lieux. Mais un premier indice donné par Liu Bolin. Le milieu où il vit est hostile. S’il ferme les yeux c’est moins pour surprendre que pour se camoufler. Dans l’Empire du Milieu, la liberté d’expression est une denrée rare. Sur le plan politique les Chinois sont invités à la plus grande prudence. Une réserve qui confine à la transparence. Sans pour autant laisser passer la lumière. Le régime est obscur, ses dangers tenaces. Il en va de la cohésion idéologique du Parti faite d’autoritarisme, d’affairisme et de corruption.Mieux vaut prendre la couleur, la forme, la texture des opinions de ceux qui gouvernent. Remplacer la perte de parole par la quête du pouvoir d’achat, se fondre dans la masse pour éviter la nasse. Artistes, écrivains, poètes, intellectuels pourraient en témoigner si la prison ou l’exil ne les condamnaient au silence : Liu Xiaobo, Li Bifeng, Liao Yiwu (1), Ai Weiwei. Liu Bolin n’ignore rien de ce régime. Une oligarchie soucieuse de servir au plus près, de ses intérêts, le développement économique du pays. Mais quand à son tour il va être confronté à l’iniquité du système, l’artiste réagit… en toute transparence. Pour défier plus encore l’opacité du régime?

Performance de Liu Bolin, 15 janvier 2013. Galerie Backslash et Paris-Beijing © www.philippepataudcélérier.com

À l’hiver 2005, le Suojia Village International Art Camp, quartier artistique de la banlieue pékinoise où vit et travaille Liu Bolin, est rasé. Une centaine d’ateliers sont détruits, leurs artistes expropriés. La capitale prépare les Jeux Olympiques d’été de 2008. Pékin est livré aux promoteurs immobiliers dont les fonds « propres » sont parfois alimentés par les autorités locales. Les destructions gagnent du terrain. Première compétition sans autre règlement que celui de cette spéculation foncière qui ruine les uns, les habitants expropriés peu ou mal dédommagés, et enrichit les autres, ceux qui exproprient. L’atelier de Liu Bolin est réduit en gravats.

Hiding in the City 02, Suojia Village, 2006 © Liu Bolin / Courtesy Galerie Paris-Beijing.
Hiding in the City 02, Suojia Village, 2006 © Liu Bolin / Courtesy Galerie Paris-Beijing.

On habite souvent un lieu qui nous habite. L’atelier détruit c’est une partie de lui même qui disparaît. « Je me suis rendu compte à cet instant, confie Liu Bolin, que je n’avais plus de place dans la société, plus d’espace pour m’exprimer. Je n’étais plus rien, je n’existais plus. » Cette prise de conscience le questionne sur la place de l’individu en Chine, son statut, sa capacité à faire valoir ses droits, à saisir la justice, à se défendre (voir l’article Shanghaï, sans toits ni lois). Mais le citoyen chinois a si peu de prise sur les rênes de son pays qu’on se demande s’il n’est pas devenu invisible aux yeux des autorités. Une invisibilité qui semble être pour le pouvoir la condition sine qua non de sa visibilité.

Hiding in the City 08, Tien'an Men Square, 2006. © Liu Bolin / Courtesy Galerie Paris-Beijing
Hiding in the City 08, Tien’an Men Square, 2006. © Liu Bolin / Courtesy Galerie Paris-Beijing

Pour s’exprimer un Chinois ne doit-il pas d’abord savoir se taire ? Montrer le statut de l’individu en Chine, n’est-ce pas le faire apparaître et disparaître au même instant ? N’est-ce pas son absence du champ politique (en dehors de l’espace autorisé par le Parti) qui conditionne sa présence dans les autres domaines : économique, social, culturel…. J’existe (ici) parce que je n’existe pas (ailleurs),  je montre, je dis parce que je tais, se terre une partie de soi même.

Liu Bolin se met en scène devant son atelier détruit. Ses assistants le peignent de la tête aux pieds à l’image du chaos qui l’environne.  Gravats, briques, tôles ondulées, poussières. L’artiste entre pas à pas dans son tableau ; droit, debout, immobile. Quand corps et décor ne font plus qu’un, ses assistants le photographient. L’immobilité n’est plus de l’immobilisme, cette disposition à se satisfaire de  l’état – l’État – présent des choses mais un acte de résistance qui le fait se dresser, se lever là où tout est couché autour de lui.

Performance de Liu Bolin avec Alexis Rero. © www.philippepataudcélérier.com
Performance de Liu Bolin avec Alexis Rero. Galeries Backslah / Paris Beijing © ppc

Ces choses qui ne changent pas, malgré leur métamorphose permanente, Liu Bolin ne veut pas les voir. L’artiste a toujours les yeux fermés, comme un refus à cette réalité qu’on lui impose. Le corps s’adapte, l’esprit non. Se fondre pour confondre, démasquer… Le concept se décline. De lieu de pouvoir en lieu de consommation, Liu Bolin nous montre comment il faut se fondre dans l’environnement idéologique d’un régime totalitaire; comment aussi la société de consommation s’empare de vous, vous pousse à être ce que vous n’étiez pas, à force de publicités, de marketing…

Supermarket 3 © Liu Bolin / Courtesy Galerie Paris-Beijing
Supermarket 3 © Liu Bolin / Courtesy Galerie Paris-Beijing

Publicité, propagande, jungle urbaine, pollution, tous les domaines sont abordés. Oui l’homme doit s’adapter à un environnement qu’il rend de plus en plus hostile et dans lequel, qu’il s’y fonde ou pas, il risque bien de disparaître.

Dond exécuté par Alexis Rero pour la performance de Liu Bolin. Galeries Backslash - Paris-Beijing © ppc
Fond exécuté par Alexis Rero pour la performance de Liu Bolin. Galeries Backslash – Paris-Beijing © www.philippepataudcélérier.com

En attendant Liu Bolin multiplie les performances. Plus de 150 aujourd’hui. Un tour de force et une dextérité de plus en plus accomplie. Le concept fait recette de New-York à Venise où l’artiste va jusqu’à faire corps avec la silhouette d’une gondole…

Green food © Liu Bolin / Courtesy Galerie Paris-Beijing
Green food © Liu Bolin / Courtesy Galerie Paris-Beijing

Au risque non plus d’inventer sa liberté mais de s’enfermer dans une image prisonnière d’un marché. Somme toute plus douce que les geôles chinoises. Qui pourrait l’en blâmer ? Liu Bolin se fond dans le marché.

© Philippe Pataud Célérier, 25 janvier 2013.

(1) Voir l’initiative prise par le Palais de Tokyo : Liberté prise pour la littérature chinoise.

Mes remerciements à Liu Bolin et Alexis Rero; aux galeries Paris Beijing et Backslash qui ont permis cette performance. Sans oublier Sylvia Mattéi, Annabelle Sablon et Geneviève Clastres.

Liu Bolin, ppc, 15 janvier 2013 © G. Clastres
Liu Bolin, ppc, 15 janvier 2013 © G. Clastres

Une exposition consacrée à Liu Bolin est organisée par le festival Made in AsiaDepuis 2008, l’association tchin-tchine propose de découvrir les cultures d’Asie en invitant à Toulouse artistes ou spécialistes de haut niveau. Le festival Made in Asia se donne pour mission de faire mieux comprendre la réalité de l’Asie contemporaine, ses évolutions, ses contradictions et de tisser des passerelles entre Orient et Occident. Chaque édition est composée autour d’un pays ou d’une région. Après le Vietnam, la Corée, l’île de Taïwan, le festival propose pour la 6e édition de découvrir les richesses culturelles du Japon, du 7 au 23 février 2013.

Pour en savoir plus :

À lire : Liu Bolin, Galerie Paris Beijing, 150 p. 2013.

Du 27 au 30 mars 2014, Art Paris Art Fair réunit sous la nef du Grand Palais quelque 140 galeries … La Chine est l’invitée d’honneur de l’édition 2014.

Publier un commentaire

Time limit is exhausted. Please reload CAPTCHA.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.