Zhe Chen, ou la photographie chinoise au féminin
A 23 ans, elle cumule les prix. Zhe Chen va vite. D’autant plus vite que les femmes photographes sont rares dans la discipline. Il faut « être sérieusement épaulées comme Jiang Qing ou Hou Bo, épouses respectives de Mao et de Xu Xiaobing, le photographe attitré du grand Timonier », précise M. Jean Loh, directeur de la galerie shanghaienne Beaugeste (1). Si l’on trouve quelques noms de reporters de sexe feminin comme Xiao Zhuang [née en 1933] qui œuvrait pour le quotidien Xin Hua, les figures féminines du photojournalisme sont encore à venir, poursuit M. Loh. Les places sont rares. Pour entrer dans un journal ou dans une association de photographes, il faut souvent avoir une carte du parti ou se faire parrainer, plus dur encore, par un milieu exclusivement masculin. » Les femmes peuvent donc plus facilement percer dans des domaines moins prisés par les hommes comme la mode ou le luxe où excelle par exemple Chen Man, devenue la star chinoise de ce secteur. Les visages de ses mannequins ont ce beau lissé de papier glacé, lustré par Photoshop. À rebours des portraits de Zhe Chen.
Quand cette jeune Pékinoise déboule sur la scène photographique chinoise, elle suscite l’étonnement… ou la consternation. Elle ne se considère pas comme photographe mais utilise la photographie comme une thérapie face à une pratique innommable, un sujet tabou qui hante tous les pays développés : l’automutilation à laquelle s’adonnent nombre d’adolescents. Si l’image sert toujours à montrer, ici, c’est la peau qui révèle. Avec ce grain atomisé, pixellisé à force de coups, de coupures qu’elle inflige à son corps. En cause, des rapports douloureux avec son père qu’elle traduit dans sa chair de manière délibérée et répétée.
Pendant quatre ans, elle se photographie, exécute des autoportraits, explorations intimes et visuelles de son autodestruction dont elle va progressivement s’éloigner à mesure qu’elle construit son regard sur cette pratique mortifère. En identifiant l’automutilation à un acte de nettoyage spirituel, Zhe Chen rappelle que si le corps peut être l’expression et l’instrument de la reproduction d’un ordre social, familial, institutionnel, il peut aussi être utilisé pour interpeller, contester cet ordre.
Sa série The Bearable (Le supportable) est exposée dès 2010 au festival de Lianzhou, puis, l’année suivante, au Caochangdi Photospring de Pékin(65 000 visiteurs) où elle reçoit le Grand Prix 2011 de la photographie (2). Pour éviter la censure, ses images sont accrochées au dernier moment. Mais pour la première fois, ce sujet qui touche tous les pays développés est montré en Chine. Zhe Chen commence ensuite sa nouvelle série, Bees (Abeilles) (3), financée en partie grâce au prix prestigieux qu’elle obtient – le prix Inge Morath de la Fondation Magnum, décerné chaque année aux femmes de moins de trente ans.
Comme les abeilles perdent leur dard et meurent après avoir piqué, ces adolescents abandonnent progressivement leur vie dans les blessures qu’ils s’infligent. Zhe Chen suit pendant deux ans, dans six villes différentes, ces « abeilles », des groupes d’adolescents marginalisés. Expositions et interviews s’enchaînent, donnant plus d’échos et de visibilité à ce phénomène social auquel s’identifie un nombre croissant d’adolescents. La galerie Beaugeste expose Bees quatre mois durant. Les langues se délient, les adolescents témoignent. L’activité de Zhe Chen est désormais suivie par 6000 personnes sur Weibo (l’équivalent chinois de Twitter).
Son projet, qui comprend aujourd’hui 90 photographies ainsi que les échanges épistolaires avec ses « Bees », doit être exposé avec d’autres artistes dès 2013 au Ullens Center for Contemporary Art (UCCA) de Pékin, le premier musée d’art contemporain créé dans le pays (4). Un fait notable, vu le regard de Zhe Chen ? Peut-être pas. Ne témoigne t-il pas de cette nouvelle génération – née après Tiananmen – sans autre histoire pour l’heure que celle que lui réserve la postmodernité ? Cette époque désenchantée qu’expérimentent les pays industrialisés et qu’incarnent dans la douleur ses enfants les plus fragiles.
Philippe Pataud Célérier
Paru en janvier 2013, dans Le Monde Diplomatique.
Tous mes remerciements à Zhe Chen et à Jean Loh directeur de la galerie Beaugeste.
Notes :
(1) Le site de la galerie Beaugeste. (2) Caochangdi PhotoSpring est organisé en collaboration avec le festival des Rencontres dʼArles. (3) Co-édité par Beaugeste Gallery et Zhe Chen, Shanghai, 2012. (4) Le site de l’UCCA.
À lire aussi dans Le Monde Diplomatique de janvier 2013 : La Chine dans l’objectif des Chinois ou sur la version en ligne.
Voir aussi l’article paru dans Fisheye (janvier/février 2018) spécial Chine : Re-génération chinoise
AK
Très beau site, bravo m’sieur! Et article intéressant (pour tout dire les photos m’ont remuée)