Shinjuku, piétonne

Shinjuku, piétonne

L’asphalte recouvre désormais Koshu-kaido-dori, l’une des cinq routes qui partaient d’Edo pour sillonner l’archipel. Au milieu des gratte-ciel, on imagine mal que sur cette terre marécageuse, de « nouveaux villages » (shinjuku), transformés en bureaux d’octroi, prospéraient au gré des commerces qui cheminaient sur la route menant à la région de Koshu (l’actuelle préfecture de Yamanashi). Shinjuku est alors la propriété du seigneur Naito, vassal de Tokugawa Ieyasu. Les maisons de thé qui agrémentent ses postes relais sont particulièrement prisées des voyageurs. Ses alcôves fourmillent de plaisirs tarifés dont les dividendes ont finalement raison du moralisme du shogunat. Le quartier se développe, auréolé de cette réputation sulfureuse qui ne le quitte plus. D’un transport à l’autre, corps et marchandises circulent par Shinjuku. Mais, si les premiers ont leurs maisons closes, il manque aux secondes leur gare. C’est chose faite à la fin du 19e s., Yokohama en profite alors pour augmenter ses exportations de soie. Shinjuku grossit. Il s’enrichit même en population pour avoir été moins touché par le séisme de 1923. Cette clémence scelle son avenir. Mélange culturel et social, brassage des idées et des corps, il règne sur Shinjuku cet esprit libertaire qui attire tous ceux en quête d’une vie non bridée par les hiérarchies et les traditions. Marginaux, mafieux, écrivains, prostituées, déserteurs, exclus, travestis continuent d’affluer après-guerre. Le quartier connaît même son « mai 1969 ».
Dans les années 1970, Shinjuku se rationalise : équarri à l’ouest par un drastique plan d’occupation des sols (le quartier d’affaires), densifié à l’est par un frénétique plan d’occupation des corps (restaurants, love hotels, peep-shows, salons de massage, pachinko), il demeure un étonnant laboratoire de nos modernités : aussi bien pour notre cerveau droit que pour notre cerveau gauche. Shinjuku s’organise de part et d’autre de la gare : côté ouest (Nishi-shinjuku), une forêt de gratte-ciel vertigineux flanqués d’ombres grasses où chaque jour circulent plus de 300 000 salarymen ; côté est (higashi-shinjuku), Kabuchi-cho, le quartier chaud. À la lisière de ces deux mondes, la gare et son parvis avec ses petits marchands de rue, ses yatai et ses odeurs de grillades courtisées par les salarymen aux parapluies noirs, traversés par les office ladies aux talons aiguilles souvent indomptés et puis aussi « tout un peuple de cartomanciennes, chiromanciens, devins installés sur la rue à la lueur d’un lampion et qui fournissent à coup sûr ces raisons d’espérer dont on a tant besoin. » écrivait Nicolas Bouvier en 1967 dans ses Chroniques japonaises.

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