XI, parce que ce n’en est que le commencement – Chapitre III

XI, parce que ce n’en est que le commencement – Chapitre III

La plupart des maisons ont été détruites, leurs habitants chassés © ppc

Ces rues, ces quartiers, elle en connaît chaque détail. « Connaissait ! reprend t-elle. » Oui, elle a souvent vécu près de la Suzhou he. Des péniches pleines de gravats attendent en amont du pont la décrue du fleuve. «Des maisons autrefois ! » Elle me demande d’où je viens et ce que je peux bien chercher dans une ville qu’on réduit en pierres. Une sirène couvre ma voix. Elle n’a rien entendu. « Mais c’est aussi bien ainsi ». Elle n’aime pas poser de question et surtout pas demander aux gens qui ils sont. La plupart l’ignorent et ceux qui répondent, répondent toujours à côté. « Les gens sont moins ce qu’ils disent que ce qu’ils font et moins ce qu’ils font que ce qu’ils cachent ! Et puis… Mais quel sens donner à nos actes si personnes ne les voit ? »

Ses yeux fixent soudain un point au-dessus de ma tête. L’horizon dessine une échancrure entre les tours. Que regarde t-elle ? Le ciel gris dégagé par ici ou cette maison de deux étages avec cette curieuse tourelle d’angle ? « C’est ici qu’a habité Chiang Kai-shek ! C’est de là qu’il ordonna le massacre de milliers d’ouvriers ! (1) » Elle fait un pas de côté. « J’ai grandi dans cet immeuble. Là haut, derrière la fenêtre, il y avait une silhouette sèche, cassée, un peu comme ces arbres au tronc rabougris qui s’ouvrent un jour comme une lézarde. Grand-père se tenait là ! Toujours là, à l’écart en fin d’après-midi, contre le mur jauni par la lumière, fumant en silence dans le ronflement des péniches. Avec de grands doigts noueux et des yeux, de beaux yeux de noyé et cette figure de profil, ses yeux qui ne voyaient pas et cette habitude de tirer la tête en arrière pour boire par le bec verseur. » Elle me tire dans l’entrée de l’immeuble. Un tableau noir récapitule à l’aide de petits personnages les principaux règlements : « Ne pas cracher. Ne pas jeter de mégots par terre. Ne rien entreposer dans les couloirs, ni cycles ni animaux. » Des centaines de boîtes aux lettres sont fixées au mur. « La nôtre avait le numéro 739. L’appartement avait été donné à mes grands-parents après la Libération en 1949. Viens je vais te montrer quelque chose, là-haut, tout là haut.»

Nous passons au milieu de dizaines de vélos entreposés, prenons l’escalier.Par les fenêtres on aperçoit les cours carrées des maisons avec leurs toits d’ardoise rassemblés autour d’un puits de ciel. Une jeune femme apparaît sur le palier du cinquième étage. Elle nous toise d’un œil sévère avec sa face ronde piquée de deux lobes d’oreilles d’un vert éclatant. Elle disparaît dans l’escalier « Tu as vu ses boucles? Du jade. La pierre qui raye le verre et garde l’énergie vitale des corps. Les familles riches l’utilisaient pour obstruer les orifices de leurs morts. C’est drôle tu as vu la couleur de ces portes, d’un vert aussi sombre que le jade. Crois-tu qu’elles retiennent le souffle de ceux qui ont vécu dans ces couloirs ? » Le palier est protégé par une double porte vitrée en verre dépoli. Il y a aussi une petite boîte rouge et un carreau à briser en cas d’incendie. « Je sais, c’est idiot n’est-ce pas ! De l’autre côté de cette porte, il y a un long corridor qui mène à une fenêtre. Le matin, c’était un salon de coiffure, l’après-midi un salon de thé. Puis un jour, Grand Père est rentré comme disent les vieux quand ils parlent des morts.  »

Il n’y a pas d’habitudes de lieux en Chine, seulement des habitudes de vie © www.philippepataudcélérier.com

Un claquement nous fait sursauter. Suivi par un écho flasque et mou. Au bout du couloir, une ombre oscille au rythme d’une vadrouille qui cogne le mur dans un bruit de linge mouillé. La silhouette se retourne et vient à nous de cette même démarche pendulaire derrière son balai à frange. Elle contourne un fauteuil, une table basse avec une cage vide. Le soleil frappe sa figure. Elle relève la tête avec le menton très haut devant elle comme un nez prêt à tout sentir. Deux orbes ont miroité avec des reflets d’émail. Xi a disparu.

Une bête fauve, le temps de passer sous l’ouvrage © www.philippepataudcélérier.com

On entend le clappement des pales d’hélices et le léger ressac de l’eau contre les berges. Xi est là, appuyée contre le parapet de la rivière. Un trait sombre, une courbe, bientôt un point noir traverse ses pupilles. Une péniche est passée. Non elle ne pleure pas, jamais. « Ce n’est que de la buée d’âme… Une sirène résonne. « mais cette façon de tirer la tête en arrière… il n’y a que les regards d’aveugles qui renvoient la lumière de cette façon …. »

Deux péniches se croisent, les conductrices se saluent, carénées de bottes dans l’ombre oblongue des écoutilles. L’écho traîne le long des rives, résonne comme on appellerait quelqu’un dans une pièce vide auquel elle se met soudain à répondre: « Suzhou he ! Suzhou he ! » La péniche s’engage dans l’étroit défilé d’immeubles. Un curieux goulet d’ouvertures et de fenêtres amplifie le bruit des machines. Un bras s’agite. La femme signale au marinier la culée des arches. Quelques enfants s’arrêtent en haut du pont, se penchent pareils à des roseaux sur une banquette d’argile. On peut presque saisir leurs mains. Encore quelques mètres. La femme lève la tête, ses doigts se déploient, pressentent la bouche humide du tablier. Le ciel, le ciel, encore le ciel et subitement le trait oblique des enfants sur les bordages. La femme rentre les épaules, le corps bascule, gîte tout d’un bloc sur le flanc. Souple et rapide. Une bête fauve, le temps de passer sous l’ouvrage.

Xi flotte les bras en croix, aspirée par une vibrante énergie. Elle a fermé les yeux. Elle semble de nouveau heureuse. Une fois de plus elle revient sur son passé : élevée donc par ce grand-père aveugle qu’elle aimait tant et…  « Oh mère ! Envoyée vingt ans dans le nord pendant la Révolution culturelle. Elle ne se plaignait pas, jamais. Elle disait même qu’elle avait eu de la chance. Que les travaux étaient beaucoup plus pénibles dans le sud où tout se faisait à la main. » Puis cette mère qui retourne à Shanghai dans les années 80 « obligée de survivre derrière un petit étal qui prend le jour par quatre côtés, été comme hiver ! Un peu comme celui-là! Tu vois ? » 

Une marchande de rue, menue, minuscule, penchée sur son chariot, est en train d’huiler une plaque chauffante à l’aide d’un gros pinceau carré. Elle étale la pâte à crêpe avec un bambou, casse un œuf en deux, ajoute de la ciboulette, quelques légumes saumurés et une épaisse sauce rouge à base de riz sucré. Ses mains semblent presque oisives tant ses gestes sont machinaux. « Non elle ne se plaignait pas, jamais mais elle disait souvent : ma pauvre petite ! Je n’ai jamais su si elle s’adressait à elle, à moi, ou à quelqu’un d’autres. Mais dès que je levai les yeux sur elle, elle me disait: Zhoba ! Zhoba ! allons ! allons nous en !  »

La marchande tousse, crachote des petites masses de sang frais sur le sol qu’elle éparpille discrètement avec le pied, tout en essuyant le coin de sa bouche ; honteuse de cette trace de sang qui clopine comme un sourire aviné. Elle souffle, ouvre à peine les dents, mais déjà la crue, la chair, le sang, déboulent, emportent une toux grasse, un gisement, un filon, le jargon des tuberculeux. Comme tous les poitrinaires, elle a cette figure dévastée, taraudée de points noirs. Les paupières tombent comme des claques. Des gifles au passé, des gifles au futur. Ne rien voir. Se fondre au présent. Travailler, oublier. Des pommettes en biseau enfoncent le bas de ses joues, comme des coins, pour fendre une bouche, des dents, des chicanes, une mémoire pis qu’une volière. On dirait que la vieille égorge des poulets avec les dents. La crêpe gonfle, frémit, émet de petits souffles rauques, cloque et éclate par endroits comme la peau des brûlés. La main détache la pâte, patiente, le geste est suspendu quelques secondes et subitement la grâce comme tout ce qui revient dans la lumière. Brutale.

« Regarde ! le temps qui passe.»

Des dunes de sable ondulent à la surface d’une péniche. Xise met à courir le long de la rivière. Elle crie dans le ronflement des machines : «  Je rattrape le temps ! Tu vois cette  femme sur le bateau ! Sa taille a la forme d’un sablier ! Les corps sont pleins de ce temps qui file en vieillissant de la poitrine au bassin ! Connais-tu l’histoire de cet homme qui chaque année demandait son épouse en mariage ?

Connnais-tuUUUUUUUUUUUUUU ?»

Les mégaphones couvrent sa voix. Elle joint ses mains en porte-voix : « Neige, neige à Shanghai jusqu’à ce que je te prenne par la taille ! Écoute la voix des péniches ! Ne demande-t-on pas à une malheureuse d’où elle vient ? A une femme heureuse où elle va ? Si j’étais cette femme au bout de cette péniche, que dirais tu ? » La marchande m’interpelle. Elle a jeté une pâte blanche sur le disque noir du réchaud, a brisé un œuf sur un bambou.

«Que pense…..rais tuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuu ?  Que ni je vais… »

Le jaune crève et recouvre la pâte blanche.

ni je viennnnnnnnnnnnns ? »

Une tache jaune sur un rond noir.

« Que je suis seulemeeeeeeeeeent  en cheminnnnnnnnnnnn ? »

à suivre chapitre IV

Notes : 

(1) Après la mort de Sun Yat-sen, fondateur du Parti nationaliste (le Guomindang) qu’il avait réussi à rapprocher du Parti communiste au sein d’un front uni, son chef d’état major, Chiang Kai-shek (1887-1975) rompait avec les communistes. Cette rupture connut son point d’orgue en 1927 avec la terrible répression de Shanghai où l’influence du parti communiste, créé à Shanghai en 1921, était considérable. Une guerre civile opposa le gouvernement nationaliste de Chiang Kai-shek contre les communistes. Elle ne s’interrompait qu’avec l’invasion japonaise en 1937. La fin de la guerre sino-japonaise en 1945 signait la reprise des hostilités dès 1946. Le 1er octobre 1949, Mao Zedong proclamait la République populaire de Chine. Chiang Kai-shek se réfugiait à Taïwan.

Publier un commentaire

Time limit is exhausted. Please reload CAPTCHA.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.