XI, parce que ce n’en est que le commencement – Chapitre IV
Protégeons notre peuple ! 80 ans que le Parti mène toujours avec succès la même politique ! Améliorons nos vies ! Améliorons nos quartiers ! » Des curieux se sont attroupés devant le cordon de sécurité. Ce type de ruban qui circonscrit dans un lieu l’irruption de l’insolite comme un accidenté couché à terre, un immeuble menaçant ruine. Rien de tout cela ici. Rien à l’exception d’un restaurant saccagé encore solidement campé au milieu des gravats. Comment tient-il encore debout dans ce quartier dévasté ? Probablement par accident. Les autorités ne se sont donc pas trompées en tenant les badauds à l’écart avec ces cordons rouges et blancs qui signalent généralement ce qui est couché, ici ce qui est encore debout. Une voisine chuchote: « Des hommes sont venus très tôt ce matin. Ils ont tout cassé : les chaises, les tables, la vaisselle, la vitrine. Le cuisinier a été battu. Le propriétaire ne veut plus partir ! Depuis qu’il a accepté la vente de son restaurant, la municipalité a réduit de moitié les indemnités promises ! Mais quoi faire ? Ceux qui tentent de rester dans les maisons qu’ils occupent depuis quatre générations se voient couper l’eau et l’électricité ! S’ils ont un emploi public, ils perdent leur boulot; les autres se font molester le soir par de curieux voyous qu’on croise la journée un képi sur la tête. » Elle baisse la voix à mesure que le cercle des badauds se resserre autour d’elle. Des grains de beauté sucent sa peau comme les anatifes, ces petits crustacés qui se fixent aux objets flottant en mer. « On dit que les policiers se font payer leurs heures supplémentaires par les promoteurs immobiliers ! Le restaurateur doit partir. Il n’a plus le choix. Ils reviendront autrement et cette fois…
– Mais pour aller où ? coupe un voisin devant l’immense affiche qui reprend à son compte la formule de Mao Zedong pendant la Révolution culturelle : « Bu po bu li ! » « Sans destruction, pas de construction ! » « Tu es du peuple ! Tu es pour le peuple ! »
Les têtes dodelinent.
– Et pour faire quoi quand on est relogé dans des quartiers où il y a ni bus, ni école, ni service public ! Ma fille, elle, a été relogée à vingt kilomètres d’ici. Elle livrait des journaux. Depuis elle est sans travail.
Les curieux arrivent toujours plus nombreux. Quelques une se mettent à commenter :
– Et les maisons là-bas ?! Ouai ! ça fait plus de six mois qu’elles ont été détruites et leurs habitants n’ont toujours pas de logements ! Ils cuisinent au milieu des gravats ! La Municipalité attend un investisseur pour construire un nouveau quartier résidentiel.
– Ni passé ni futur…. restent les emmerdes au présent ! »
Un vieil homme prend la parole d’une voix grinçante. Sa figure est quadrillée de rides comme un parquet en lattes entrecroisées. On dit que c’est un ancien comédien.
« Nous avons tous en tête l’histoire d’une vieille renversée par une voiture en voulant gagner son point d’eau subitement coupé de sa maison par un périphérique ! Ou bien celle d’un vieux se laissant mourir parce qu’une tour avait définitivement privé sa cour de soleil et fait périr ses oiseaux ! Oui nous savons tous cela. Mais les autorités ignorent jusqu’à nos proverbes : l’homme courtois ne marche pas sur l’ombre de son voisin ! »
Les gens opinent discrètement de la tête. Un autre homme, plus jeune, poursuit. Il s’exprime avec aisance :
– Oui nous savons cela ! Mais quel intérêt d’habiter sous un périphérique derrière des murs insalubres et dans le bruit et la pollution des voitures ? Comment continuer à vivre dans ces maisons sans les modes de vie qui les rendaient vivables ? Nos maisons sont pourries ! C’est vrai ! Et bien moi je préfère habiter une tour et voir chaque matin le soleil au-dessus du périphérique!
– Et puis au moins on aura l’eau courante ! Terminée la corvée des tinettes chaque matin été comme hiver ! ajoute une vieille.
Les voix montent et divergent.
– Quand vous vivrez entre deux périphériques, qui payera le transport pour venir travailler ici, revoir vos amis, vous promener dans les parcs les seuls espaces respirables et encore abordables de la ville ?
– Et qui a laissé pourrir nos maisons ? interrompt le vieil homme. Pourquoi l’Etat n’a-t-il jamais voulu les entretenir ? Vous donnez raison à ceux qui nous chassent et s’engraissent sur votre dos ! Vous savez ce que les promoteurs versent aux expropriés ! Curieusement, les mètres carrés que nous possédons sont toujours divisés par deux ! Tandis qu’ils multiplient par dix, au moins, le prix du mètre carré qu’ils revendent et non plus sur un mais sur trente étages ! Essayer de racheter un logement dans le quartier où vous habitiez ! Vous ne pourrez même pas vous offrir des chiottes ! Vous aurez peut-être trente mètres carrés mais plus de travail ni d’amis. La solitude dans l’eau courante mais pas assez d’eau pour s’y noyer ! En revanche du vide et beaucoup pour vous y jeter !
– Qu’est ce qu’on peut faire ? Signer encore des pétitions ? ! Ceux qui les portent sont jetés dans des camps de rééducation ! Et les rares avocats qui ont voulu nous défendre se sont vus retirer leur licence pour troubles à l’ordre public quand ils n’ont pas été jetés en prison ! Moi je veux aller nulle part ! Je resterai ici !
– Connard, c’est déjà ici nulle part! » coupe une voix grave.
Une femme se faufile en chuchotant. Des policiers en civil ont été repérés. La foule se disperse. Un long silence s’accorde avec la mort du lieu. Un monde sonore sans paroles nous envahit soudain. Nous retrouvons la Suzhou he; presque soulagés. « Tu vois cette rivière, on ne peut rien y bâtir rien y détruire non plus ». Elle suit du doigt les silhouettes de plusieurs immeubles ou peut-être esquisse-t-elle un signe, « ces profils d’idées »comme elle dit souvent.
J’apprends que le quartier concentrait dans les années 1930 la plus forte démographie de Shanghai. Aux côtés des tireurs de pousses, des coolies, des marchands ambulants, des migrants, les ouvriers les plus pauvres s’entassaient sous des cabanes en bois parfois de simples sampans retournés. Certains dormaient dans les dortoirs élevés au-dessus des usines ; d’autres, dans ces cités ouvrières surpeuplées qu’on appelait « colombiers » et que des poêles de fortune embrasaient fréquemment. Comme il y avait peu de ponts, les usines étaient construites sur la rive opposée, du côté de la Concession internationale. Chaque matin des centaines d’embarcations étaient lancées sur la Suzhou. Un homme nous interpelle.
« Venez voir la fortune ! Pour seulement deux kuai ! Venez voir, venez voir ! la fortune ! »
L’homme brandit une paire de jumelles en pointant les tours blanches qui toisent nos têtes : deux falaises de talc brillent, éblouissent et réfléchissent la lumière à l’endroit précis où la rivière s’étire dans un large virage, s’allonge et se déploie, s’abandonne et déborde comme le ventre de Bouddha. Pour les Chinois un lieu propice aux affaires.
« Deux kuai seulement la paire de jumelles ! Pour observez les nouveaux sites du bonheur ainsi que leurs propriétaires ! Un résident a gagné une fortune peu de temps après avoir emménagé ici ! Venez voir ! Regardez en voilà un ! » Une tête, inopinée comme une gouttière vient de surgir.
Xi me dit: « Une femme est en train de broyer du millet mais l’horizon est si bas que son pilon heurte et repousse l’horizon dans le ciel. Alors le jour se faufila dans la nuit. Crois-tu qu’il faudra abattre toutes ces tours pour retrouver un jour le jour ? » Elle fredonne une ancienne chanson populaire de Shanghai.
« Qui a eu l’idée du premier pousse-pousse ?
– Le riche étranger, le riche étranger !
Qui a eu l’idée du bâton pour frapper le tire-pousse ?
– Le riche étranger, le riche étranger !
Qui a eu l’idée de vendre l’opium ?
– Le riche étranger, le riche étranger !
Qui a eu l’idée d’ouvrir des banques ?
– Le riche étranger, le riche étranger !
Une pelleteuse approche. Cela lui fait penser à l’écho d’un pilon dans un vaste mortier et autant qu’elle s’en souvienne « à un mortier aussi vaste que le monde ; à un pilon aussi dur que l’homme qu’on y réduit. Elle bouge la tête de haut en bas : « le pilon dit toujours oui ! » Puis de droite à gauche. « Le non est moins naturel. La tête doit échapper à l’axe du corps… c’est comme ça dans toutes les cultures ?» Elle chantonne à nouveau :
« Qui aura l’idée de jeter à l’eau le riche étranger, le riche étranger ?
Le pauvre chinois, le pauvre chinois ! »
Une femme se tient debout immobile, hébétée, dans l’embrasure d’une porte. On dirait qu’elle a jeté sa maison par la fenêtre car des chaises, un matelas, et pleins de casseroles patinées comme de vieux cartilages gisent sur le pas de sa porte.Devant elle, les ouvriers disloquent de gros blocs de béton que d’autres réduisent en pièces pour récupérer les armatures en acier. Des marteaux au manche étonnamment longs et souples épousent la voûte de leur dos. Une gibbosité faite pour catapulter les masses. Darwin annexé par Taylor. A la nuit tombée, les épouses prennent la relève. Des familles collées à la vie comme le pansement à la plaie vive. « Aucun n’habitera ces logements qui pourtant ne peuvent se faire sans eux. » Les ouvriers vont et viennent sous l’œil de quelques vieilles, posées sur de minuscules chaises en bambou, aussi soucieuses de gagner leur vie que de tuer le temps dans le présent du passé qu’on démantèle. Elles se tiennent devant une palissade réalisée à partir des portes des maisons détruites. Placées les unes à côté des autres, elles font miroiter ces dizaines de caractère du bonheur, ces fameux « Fu »que chaque famille cloue, tête en bas, à l’entrée de son foyer pour que le caractère du bonheur soit homophone du verbe « arriver » : « dao » Le bonheur renversé comme gage du bonheur arrivé. Désormais le bonheur est à l’endroit et les maisons retournées. « Fu dao ».
Un couple d’anciens voisins se joint à la discussion. Oui, ils vivaient là « quelque part autour de ce vide ! » Le petit groupe pointe un énorme trou d’où s’échappent des odeurs de rance et d’eau croupie. Entre les sachets de nouilles instantanées, un rat flotte, le ventre gonflé, la mort à l’abordage avec ses petites pattes rentrées comme des avirons.
« Six mois déjà ! »
Ils s’en souviennent. Ils n’ont été avertis que deux semaines avant l’arrivée des pelleteuses. « Expropriés pour laisser place à une grande route qui doit faire passer les voitures le long de la rivière. » Ils ont été relogés dans la banlieue sud de Shanghai. La municipalité leur a donné un appartement avec le même nombre de mètres carrés qu’ils occupaient autrefois. « Oui, c’est vrai, c’était pas très grand ; Ils auraient pu nous donner davantage. Mais… » Le couple est revenu récupérer le numéro de leur ancienne maison mis de côté par la voisine. « Oui on le lui avait demandé. Double neuf ! C’est si rare. Oui nous habitions au 99 ! Le chiffre de l’empereur. Et mon mari est né un neuf septembre. Quatre neuf, vous vous rendez compte ! Quatre neuf dans cette maison ! Nous n’avons vraiment pas eu de chance! Non vraiment pas. » Ils saluent d’autres voisins qui arrivent et qui seront relogés peut-être près de chez eux. « A l’étage au-dessus de notre logement ! » plaisantent-ils sans réelle conviction. Ils l’espèrent car ils ne connaissent pas grand monde et l’immeuble compte déjà trente étages. « Au moins ! » Ils ne savent pas exactement, ils n’habitent pas tout en haut. « Heureusement ! répètent-ilsen cœur avant d’ajouter : L’eau courante ne monte pas encore jusqu’au dernier étage et l’ascenseur ne vas pas jusqu’en haut. Oui on sait pas pourquoi. Enfin on devine que certains ont dû s’en mettre plein les poches. Mais qu’est ce qu’on peut dire ? Personne nous écoute »
Les visages se rembrunissent. Ils n’en diront pas davantage, semblent même regretter d’en avoir trop dit puis se reprennent d’une voix un peu timide: « l’eau c’est pour bientôt, ils nous l’ont assuré. » Les voisins posent quelques questions encore. « Oui c’est à plus d’une heure de bus, c’est vrai c’est un peu long ! Mais nous sommes à la retraite et puis le quartier est moins bruyant. Il y a trop de voitures ici. Non nous ne connaissons personne c’est vrai. Mais on a une chambre pour loger notre petit-fils. Non ma fille n’est pas encore venue mais elle doit venir nous voir. Bientôt les transports publics seront très efficaces. Oui, oui ils nous l’ont assuré !»
Une bétonneuse est passée. Tout le monde a baissé la tête, certains ont fermé les yeux en imaginant probablement le monde devant lequel il souhaitait les rouvrir. Puis tous sont repartit dans ces grincements d’essieux mal graissés et les menus crépitements des gravillons sous les chenilles. Le couple s’est éloigné, son ancien numéro sous le bras, saluant au coin d’une ruine, une femme avec un pot de chambre au bout des mains. Un cycliste a suivi avec un poste de télévision en carton pendu à son cou. « Il récupère tout ces choses électriques qui ne marchent plus et encombrent » explique un habitant ; oui toutes ces choses qui nous font croire sans agir. Alors que nous avons seulement besoin d’agir pour moins croire.
Enfin peut-être.
Quatre neuf tout de même. Oui, quatre neuf.
Ce n’est pas rien.
Non pas rien.
Plusieurs femmes disparaissent les unes après les autres sous un immense porche. Sur le dos, une hotte bourrée de boîtes à repas. C’est ici me dit Xi que « les exclus de la production recyclent les rebuts de la consommation ; que des hommes sans travail retraitent des choses sans objet. Et que de leur correspondance naît cette histoire qui profite à chacun. Un peu comme nous n’est-ce pas ? »
Dans la cour une cinquantaine d’hommes désosse des réfrigérateurs, des climatiseurs et des téléviseurs. D’autres sectionnent des câbles de claviersd’ordinateurs. Dans cet univers de flux et de reflux tout semble aimanté par la masse statique d’un homme dont le ventre flasque et débraillé a la peau aussi débourrée que le cuir du fauteuil dans lequel il est vautré. Son teint frappe par sa pâleur. Le sang paraît ne jamais sourdre ou peut-être se perd t-il en chemin dans l’épaisseur du derme.Le patron trône derrière une énorme balance à fléau. Car c’est à lui, et à lui seul, que peut être vendu, tout ce qui par lui et par lui seul pourra être revendu. L’homme se lève. Pour accotoirs deux béquilles. Ses jambes ne le portent plus et il ne les supporte guère. Cette incompatibilité a donné lieu à un compromis ; une sorte de rendez-vous ponctuel entre un jeu d’adresse et une course d’obstacles pour laquelle son corps, exclusif compétiteur, fixe à la fois les limites et les excès. Une chaîne bat sa poitrine avec un petit bouddha en or, celui-là même qui prend la terre à témoin et tournoie à la vitesse d’un pendule quand ses béquilles remuent les monticules de ferrailles qui surgissent ici et là comme les débouchés inopinés d’une économie souterraine. L’homme trie, évalue la qualité, le poids, la valeur. Tout est pesé, payé au kilo : ventilateurs, claviers, souris d’ordinateurs, piles, composants, bobines, fils de cuivre, isolateurs.
« Laoban ! Laoban ! Patron ! Patron ! »
Les récupérateurs protestent, implorent un meilleur prix. Peine perdue. Il y a tant de maisons détruites que les tarifs sont au plus bas depuis ces dernières années.
Elle connait bien cet endroit. Chaque semaine Xi rencontrait ici un homme « aux vêtements toujours pleins de fils. Il avait de longs doigts effilés qu’il bougeait lentement devant lui avant de laver ses doigts avec un peu d’alcool de sorgho au-dessus de la pierre à évier. Il attrapait ensuite deux bols « Ganbei ! : Verre sec ! Nous étions alors jiu you ! Amis d’alcool ! » J’avais beau protester, il ne voulait jamais manger devant moi. Quand je ne le voyais pas, il me répondait que le travail l’avait retenu. Je savais seulement qu’il vivait à Shanghai depuis dix ans et rentrait chaque soir chez lui à vélo à plus de deux heures. Un jour il est venu me dire au revoir très simplement. Un mois plus tard, toujours sans nouvelles, je suis allé sur son lieu de travail. Un gardien m’a montré l’angle d’un mur. Il y avait encore quelques cartons et des piles de chiffons. C’est ici qu’il travaillait et dormait. Quand il faisait trop froid, le gardien l’hébergeait dans sa guérite. Puis un jour la police l’a délogé. Elle lui a demandé de repartir pour l’Anhui après lui avoir pris le peu de choses qu’il possédait. Les policiers sont des porcs ! Oui !»
Elle s’arrête, les yeux dans le vague, un point stable au fond des pupilles. « Pourquoi seule la musique sait-elle nous parler de la mort ? Parce qu’elle dérange aussi les voisins ?! » Elle rit, chantonne aussitôt :
Qui a eu l’idée du parti pris quand le Parti prend ?
– Le gros chinois, le gros chinois !
Qui a eu l’idée d’exproprier les gens ?
– Le gros chinois, le gros chinois !
Qui a eu l’idée de construire des tours ?
– Le gros chinois, le gros chinois !
Qui aura l’idée de jeter sans détour le gros chinois, le gros chinois ?
Le pauvre chinois, le pauvre chinois ! »