La vie quotidienne de M. K.

La vie quotidienne de M. K.

24 heures au Japon. Le quotidien au quotidien.

Jogging route, Tokyo, Japon © ppc
Jogging route, Tokyo, Japon © www.philippepataudcélérier.com

La température de la lunette chauffante et la pression du jet d’eau giratoire sont cette fois parfaitement bien réglées. M. K. sort visiblement satisfait des toilettes. Comme le veut l’usage il troque aussitôt les sandales des toilettes contre une nouvelle paire. A peine sorti de la douche il se rase en fixant une partie de la glace spécifiquement traitée pour ne jamais s’embuer. C’est en revanche en chaussettes qu’il marche dans la pièce centrale, condition sine qua non pour fouler un tatami fleurant bon le foin coupé. Mme K. a roulé le futon qu’elle a aussitôt rangé dans le placard. La table basse regagne sa position centrale. L’exiguïté des lieux ordonne souvent des activités successives : on mange souvent là où l’on a dormi. Dans quelques instants la famille sera assise en tailleur.

shinkansen Tohoku (東北新幹線) relie Tokyo à Amori au nord du Tohoku © www.philippepataudcélérier.com

Mme K. repart à la cuisine. Elle revient avec un nouveau plateau en main et, tout en se délestant des pantoufles d’un doux mouvement des chevilles, jette un œil à son émission télévisuelle favorite. Un étranger est en train de promouvoir en allemand, sous-titré en japonais, un nouvel aspirateur petit et extrêmement puissant. Médusée, la présentatrice répond à chaque aspiration de l’appareil par une expiration saccadée : «  hai hai, oui, oui » que prolonge à son insu M. K. en train d’inspirer une dernière bolée de miso. Il se lève déjà tandis que le fils dévore des corn flakes au-dessus d’un manga. M. K. s’incline devant la porte d’entrée. Il met ses souliers, après avoir soigneusement laissé derrière lui ses sandales dans le sens opposé à celui du départ. Un réflexe quotidien et gage de politesse à l’égard d’autrui, qui peut-être lui-même, quand le soir venu ses pieds appareilleront des sandales pointant déjà la bonne direction.

Costume gris anthracite, chaussures noires, valise sombre en main, M. K. se fond dans la masse. La pression sociale est déjà si forte que chacun entend se faire remarquer le moins possible. Cette uniformisation était déjà la norme à l’époque des Tokugawa ; les samouraïs privilégiant la sobriété sur des futilités discriminantes pouvant nuire à la cohésion du groupe. Seuls les jeunes gens portent des habits ou des coiffures exubérantes ; une marginalité qui est aussi la norme à l’âge de l’adolescence. La masse compacte s’égrène à l’entrée du métro. Deux agents du métro psalmodient des remerciements aux milliers de Japonais franchissant le portique. M. K. regarde sa montre. Aux heures de pointe, chacun des deux sexes dispose désormais de sa propre voiture. La proximité des corps engendrait de trop nombreux harcèlements sexuels. A peine descendu du métro, M. K se dirige vers la plateforme 22 à l’endroit précis où le repère tracé sur le sol indique l’arrêt de la voiture. Des queues se sont formées tous les vingt mètres. Il achète un paquet de cigarettes au distributeur automatique qui vend aussi toutes sortes de cafés en boite : couleur rouge pour le café chaud ; bleu pour le café froid. Il est exactement 7h04. Le Shinkansen Yamabiko démarre.

Sur le pont Harajuku © ppc
Sur le pont Harajuku, Tokyo © www.philippepataudcélérier.com

La majorité des passagers, essentiellement des hommes, somnole ; quelques uns ont les yeux braqués sur leur téléphone portable : certains prennent connaissance des dernières informations ; d’autres regardent la météo ; d’autres encore cherchent une rue sur un plan, ou tout simplement envoient des SMS en lieu et place de conversations téléphoniques prohibées dans le train. La porte automatique se dérobe soudain. Le contrôleur s’incline au milieu du couloir puis vérifie sur son écran électronique l’occupation des places. Il se retourne, courbe une nouvelle fois un uniforme jalonné de boutons dorés avant de sortir du wagon.  M. K. jette un œil au journal. Un titre retient son attention : un professeur de lettres a été licencié pour avoir refusé de se lever pendant l’hymne national que le nouveau directeur venait d’introduire à l’école. Le tribunal a tranché en faveur de l’employeur. Plusieurs comités de défense, composés essentiellement de femmes, se sont alors constitués. Ils fustigent ce nouveau nationalisme qui a coûté hier si cher au Japon. Sa sœur lui avait parlé la veille de cette affaire. Une discussion houleuse s’en était suivie achoppant sur des considérations plus générales. A 30 ans celle-ci n’est toujours pas mariée. Sa petite soeur a revendiqué haut et fort ce statut de femme célibataire préférable à celui d’épouse, souvent mal mariée, beaucoup de mariages sont encore arrangés. Sa femme a même soutenu sa soeur en rappelant le taux de divorce élevé – il a presque triplé entre 1960 et 2000 – malgré une mise à l’index social qui affecte durement les femmes divorcées (perte de la sécurité sociale attachée à l’emploi du mari, pensions aléatoires…).

Les paysages se succèdent dans un profond silence. Par moment d’immenses carpes en tissu accrochées au faîte de mâts en bambou flottent au dessus des jardins. Le 5 mai, ce sera la fête des garçons. Chaque famille espère ainsi à l’image de ce poisson tenace que son ou ses garçons remonteront avec courage et succès le long fleuve de la vie. Le train arrive en gare de Utsunomiya au nord-est de Tokyo. Il est 7h54. Des milliers de passagers descendent. Dans un réflexe collectif, chacun trie ses déchets avant de les jeter après moult vérifications dans l’un des trois conteneurs sélectifs. M. K entre dans son entreprise. Les gardiens saluent et s’inclinent, puis c’est au tour des standardistes, de deux électriciens rencontrés fortuitement, d’une femme de ménage et enfin des collègues de répondre à cette chaîne infinie de dominos policés. Comme chaque jour M. K arrive une dizaine de minutes en avance ; vingt minutes quand il a rendez vous avec un client ; ce dernier précédant généralement de dix minutes l’heure du rendez-vous fixé. M. K recharge son portefeuille en cartes de visite, indispensables pour entreprendre quoi que ce soit dans la journée. Son bureau est une vaste pièce où cohabitent une trentaine de personnes. Pas facile de régler une affaire délicate. Mais depuis 10 ans M. K en a pris l’habitude. Sa récente mutation dans cette filiale de son groupe n’a en rien modifié son environnement professionnel ; excepté ce temps de transport supplémentaire quotidien : 2h30 pour 220 km A/R. M. K ne se plaint pas, c’est le sort commun de la plupart des travailleurs. Il sait aussi que sa fidélité à l’entreprise tient surtout à une rémunération indexée sur l’ancienneté.

Shinjuku © www.philippepataudcélérier.com

M. K sort son sceau professionnel avec lequel il va référencer les correspondances de la journée. Il se rappelle soudain qu’il doit aussi récupérer son sceau administratif, celui qu’il a fait enregistrer auprès de sa mairie pour valider toutes ses déclarations administratives. A la mi-journée, il va s’acheter avec un collègue un bento, sorte de panier repas fourni avec des serviettes nettoyantes. Deux autres collègues les rejoignent. On bavarde. L’un va aller voir un match de la coupe du monde de basket-ball à Sendai. Un autre explique que son fils, instituteur, dort depuis deux jours dans l’école bien que les cours soient annulés en raison des conditions climatiques épouvantables. En fin de journée chacun recouvre son bureau avec un drap. Dissuader les voleurs dit-on ; plus sûrement les regards indiscrets des collègues.

19h. M. K s’installe au comptoir d’un Izakaya (de zaca : saké) avec trois collègues de bureau. On commande des yakitoris (brochettes de poulet) et toutes sortes de petits plats destinés à accompagner les bières. A tour de rôle, chacun sert l’autre. L’alcool aidant, les conversations s’animent, brisent le formalisme de la journée, dépassent la réserve hiérarchique. 21 h. On décide de boire un dernier verre avec des hôtesses ; histoire de prolonger la conversation avec des confidentes plus neutres et plus accortes. On discute et l’on boit encore ; on parle du travail, de sa famille. 22h00.

Pour M. K., il est temps de repartir. Demain il doit dîner avec le responsable de son département. Des cohortes de salarymen s’épaulent et se tiennent avant de s’engouffrer dans les taxis. 22h37. Le shinkansen repart pour Tokyo. Dans deux semaines c’est la Golden Week. Des millions de Japonais partiront en vacances. M. K aussi. Peu importe que tout soit bondé et que les prix soient généralement doublés. Car le sentiment culpabilisateur de prendre individuellement des vacances se dilue dans ce mouvement d’ampleur national. Si M. K a droit à 19 jours, il n’en prendra que la moitié. Il a promis à sa femme de l’emmener du côté de Matsumoto. Il doit aussi prendre rendez-vous avec le prêtre shintoïste pour bénir leur nouvelle voiture. Si la soirée ne s’éternise pas trop avec son responsable il ira se changer les idées au pachinco demain soir. Propulser des billes en acier dans ces sortes de flipper machines à sous le détend furieusement. M. K a déjà fermé les yeux. Le contrôleur s’incline respectueusement au milieu du couloir.

© Philippe Pataud Célérier, texte et photos

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