L’Art contemporain de bâtir des fortunes avec du vent
Claude Monet, Francis Bacon : dans un contexte financier tourmenté, les dernières ventes aux enchères chez Christie’s et Sotheby’s ont vu triompher les valeurs consacrées. Serait-ce une amorce du retour à la raison que certains professionnels du secteur appellent de leurs vœux ? Depuis quelques années, en effet, des critères discutables — capacité de l’artiste à se « vendre », sujets racoleurs — semblent avoir pris le dessus dans l’art contemporain, oblitérant toute considération esthétique.
Hirst est britannique. Il a 42 ans quand l’une de ses réalisations atteint, lors d’une vente aux enchères, le 21 juin 2007, un prix inédit pour un artiste vivant. Lullaby Spring (« Berceuse de printemps », 2002) s’envole à Londres chez Sotheby’s à près de 13 millions d’euros. La pièce en question est une armoire à pharmacie métallique contenant des pilules. Au cœur de l’été, Hirst signe un nouveau record : son moulage en platine d’un crâne du XVIIIe siècle parsemé de huit mille six cent un diamants, For the Love of God, aurait été vendu 50 millions de livres sterling (environ 73 millions d’euros) par la galerie londonienne White Cube à un groupe d’investisseurs ayant requis l’anonymat. Seule certitude pour ses détracteurs, l’œuvre a au moins la valeur de ses mille cent six carats (estimés autour de 19 millions d’euros).
On sait, depuis les ready-made de Marcel Duchamp (objets industriels signés par l’artiste sans avoir été créés par lui), qu’un objet (urinoir, porte-bouteilles…) peut devenir une œuvre d’art à partir du moment où l’artiste le décide. « Il n’est plus possible, rappelle Nathalie Moureau, économiste, spécialiste de la culture, d’évaluer une œuvre en fonction de ses caractéristiques matérielles et particulièrement de son adéquation à un étalon du beau, comme c’était le cas du temps de l’académie ; des critères comme le savoir-faire, le travail, l’innovation, la technique, la maîtrise du métier, l’originalité, l’authenticité sont négligeables dans la formation du prix des œuvres contemporaines. »A ce point négligeables qu’une autre armoire à pharmacie, déclinée cette fois dans une version hivernale, Lullaby Winter, et dotée de caractéristiques identiques (exception faite de la couleur et de la disposition des pilules), avait été adjugée un mois auparavant à New York chez Christie’s à 5 millions d’euros. Lullaby Spring a donc gagné en quelques semaines 8 millions d’euros sur sa consœur hivernale.
Bien que le printemps se prête à toutes sortes de floraisons, il n’est pas sûr qu’il soit responsable de cette envolée. Il n’est pas non plus acquis que la pièce et ses « six mille cent trente-six pilules peintes chacune manuellement », comme le rappelle doctement sa fiche technique, aient pesé de tout leur poids dans l’esprit des enchérisseurs. Comment expliquer alors cet engouement ? Par la médiatisation que Sotheby’s a su donner à sa vente du 21 juin 2007 ? Par le dynamisme du marché de l’art londonien, plus apte à soutenir des artistes britanniques ? Par la personnalité de Hirst et la puissance de son réseau, marchands, galeristes, collectionneurs, particulièrement mobilisés ce jour-là ? Le 21 juin n’est-il pas, après tout, le premier jour de l’été ?
Hirst croise, à la fin des années 1980, M. Charles Saatchi, homme d’affaires britannique, propriétaire de l’une des plus importantes agences de publicité dans le monde, Saatchi & Saatchi. Les deux personnalités se complètent à merveille. Les frasques provocatrices de l’un aiguillonnent le sens de la communication de l’autre. Et, preuve que M.Saatchi a le sens des affaires, Hirst reçoit en 1995 le très convoité Turner Prize (3), que le musée Tate Britain décerne chaque année depuis 1984 à un artiste de la scène britannique.
À regarder les choses de plus près, on découvre que le Turner Prize a été fondé par les Patrons of New Art, un groupe de mécènes londoniens créé par… M. Saatchi en association avec la Tate. Nul doute que l’aura de M. Saatchi a dû flotter au-dessus du jury et favoriser son inclination pour Mother and Child — un veau coupé en deux immergé dans une solution de formaldéhyde. Ce choix cumulait de nombreux avantages : outre l’élection d’une pièce de grande valeur médiatique pour le bonheur de son nouveau sponsor, la chaîne de télévision Channel Four, le prix consacrait le flair de M. Saatchi tout en accroissant la valeur des pièces qu’il avait déjà acquises. De son côté, le plus grandcollectionneur d’art contemporain britannique soutenait, par ses achats continus, la cote de Hirst, validant financièrement le choix intellectuel du jury. Pour les spéculateurs, les signaux étaient patents : institution et marché (réduit au départ au seul M. Saatchi, doté cependant d’une puissance sans égale) allaient de pair. Les spéculateurs ne pouvaient que suivre. Trois ans plus tard, le chiffre d’affaires de Hirst avait augmenté de 1 039 % (4).
M. Saatchi a donc joué un rôle fondamental. « L’acheteur certifie désormais l’artiste, tout comme l’académie le faisait au XVIIIe siècle », constate le sociologue Alain Quemin (5). Le grand collectionneur adoube l’artiste mieux qu’une institution, car il cumule pouvoir financier et capital social. « Entendons par là, précise Nathalie Moureau, cet ensemble de ressources qui tient à l’étendue et à la taille de son réseau d’influences et à la capacité, pour chacun de ses membres, de faire connaître et reconnaître son pouvoir de légitimation en matière d’art contemporain. Si l’on prend la liste des deux cents plus grands collectionneurs, on découvrira par exemple que la majorité d’entre eux appartiennent au conseil d’administration d’un musée. »
Inauguré en avril 2006, le Palazzo Grassi de Venise, acquis par M. François Pinault, le géant du luxe français, pour y exposer ses collections, a eu pour directeur l’ancien ministre français de la culture, M. Jean-Jacques Aillagon. L’un des principaux acheteurs d’art contemporain chinois, le baron belge Guy Ullens, crée son musée-fondation à Pékin (Ullens Center for Contemporary Art), le premier du genre en Chine, en s’appuyant sur du personnel scientifique issu des meilleurs milieux institutionnels. Appuyé par le commissaire-priseur suisse Simon de Pury, M. Saatchi ouvre cet été son nouveau musée d’art contemporain à Chelsea, au cœur de Londres. Comme à la Tate Modern, avec laquelle il entend bien rivaliser, l’entrée sera gratuite pour le million de visiteurs attendus. La galerie sera flanquée de salles de classe, afin que professeurs et lycéens puissent apprivoiser les œuvres exposées en compagnie d’experts.
Pour Aude de Kerros, essayiste et peintre, les grands collectionneurs jouent désormais le rôle de prescripteurs dans le domaine de l’art contemporain, car « les critères traditionnels qui fondent la valeur d’une œuvre sur les marchés de l’art ancien,impressionniste, moderne, ne s’appliquent plus au marché particulier de l’art contemporain. Désormais, la garantie pour l’acheteur n’est pas la valeur de l’artiste et de l’œuvre, mais la puissance du marchand et la solidité de son réseau de collectionneurs (6) ».
M.Georges Armaos, historien de l’art chargé d’une partie de la clientèle de la Gagosian Gallery, à New York, l’une des plus puissantes galeries américaines, observe : « Un grand nombre de collectionneurs achètent des œuvres auprès de galeries reconnues, parce qu’ils savent que le galeriste ou le marchand assurera la pérennité de leur valeur. Mais il existe aussi bon nombre de collectionneurs, la majorité à mon avis, surtout parmi les Européens, qui achètent des œuvres avec lesquelles ils désirent vivre au-delà ou en deçà de toute considération marchande. »
Peut-être, mais le marché de l’art contemporain, comme n’importe quel autre, a besoin pour son bon fonctionnement de connaître et de hiérarchiser ses critères de qualité. Rien d’étonnant, si ceux-ci sont à chercher dans la puissance du réseau, qu’on s’intéresse moins aux œuvres qu’à ceux qui s’en occupent. Ce dont atteste la publication anglo-saxonne Art Review, qui, chaque année, publie le très attendu « Power 100 », classant les cent personnalités les plus influentes du monde de l’art contemporain (7). S’il y a peu d’artistes dans son classement (19 %), avec parmi les premiers Hirst (6e rang) et Jeff Koons (13e rang), la part des collectionneurs est en revanche passée de 19 % en 2002 à 31 % en 2007 ; suivent des galeristes et des intermédiaires (22 %). Ces collectionneurs se trouvant là où l’argent abonde, on n’est pas non plus surpris de découvrir que 74 % des personnalités sont de nationalité américaine et britannique.
« A titre de comparaison, la galerie Gagosian [présente aussi bien à Beverly Hills qu’à New York, Londres et Rome] réalise un chiffre d’affaires annuel au moins quinze fois supérieur au nôtre, qui est de 15 millions d’euros, constate M. Jean Frémon, directeur associé de la galerie Lelong, l’une des plus célèbres galeries françaises d’art contemporain. Comme l’acheteur choisit souvent des artistes de sa nationalité, parfois pour de simples raisons de proximité géographique, les artistes anglo-saxons sont aujourd’hui les plus cotés. »
« Si n’importe qui peut devenir plasticien, si n’importe qui peut essayer, tout le monde ne réussira pas. Il faut un minimum d’audience. Cela n’est pas nouveau, bien entendu. Mais ce qui l’est, c’est qu’il n’y a pas de lien logique entre le fait de suivre un parcours-type, professionnel ou éducatif, et le fait d’obtenir l’audience en question. Pour réussir, il vous suffit dorénavant de savoir vous vendre », soulignait le philosophe Christian Delacampagne (8). Ainsi, plus l’art est invisible au regard des canons artistiques traditionnels, plus l’artiste doit être visible dans ses registres subversifs. Et, en la matière, les artistes vivants disposent d’atouts considérables sur leurs aînés : ils peuvent rencontrer des collectionneurs et se faire entendre d’eux, ce qui est légitime, mais aussi répondre à la demande, ce qui l’est moins si l’on estime qu’un artiste se définit d’abord par sa prise de risque, par la création d’œuvres que le public n’attend pas.
A cet égard, les peintures de Vincent Van Gogh pourraient rivaliser avec les installations de Hirst, les unes comme les autres provoquant en leur temps des réactions hostiles. Pourtant, le premier meurt dans la misère tandis que le second, quadragénaire, possède une fortune estimée à 270 millions d’euros par le Sunday Times. Par quels tours de passe-passe ? Pour attirer la clientèle la plus huppée, certains artistes travaillent la transgression dans une logique entrepreneuriale. Une tête de vache en décomposition (Hirst) ou une Vierge couverte d’étrons (Chris Ofili) peuvent répondre aux attentes d’un segment de ce marché : celui pour lequel manquait l’hostilité du public et, avec elle, ce battage médiatique qui oindra la pièce de la notoriété nécessaire pour motiver des acheteurs soucieux surtout de publicité. On peut tout de même s’interroger sur la portée d’une subversion subventionnée par des institutions ou par de grands argentiers.
Il en est d’autres qui prennent pour modèles des stars qu’ils espèrent être les premières acheteuses et prescriptrices d’une mode à venir en captant l’attention des médias pour le plus grand profit de l’œuvre et de l’artiste. Le Britannique Marc Quinn représente le corps nu du mannequin Kate Moss. L’Américain Koons, celui de Michael Jackson en compagnie de son chimpanzé Bubbles (acquis 5,6 millions de dollars chez Sotheby’s par un armateur norvégien). Koons a bien saisi qu’il fallait, pour répondre aux attentes de sa clientèle, nourrir aussi son imaginaire en allant piocher dans un répertoire formel qui lui est familier. Ainsi un cœur rose géant, un diamant bleu ou vert, une panthère rose en porcelaine, s’ils déconcertent le plus grand nombre, ravissent ceux qui y reconnaissent l’univers plastique de leurs émotions quotidiennes. L’armoire à pharmacie (Lullaby) de Hirst ne composait-elle pas une partie du mobilier d’un restaurant très couru du quartier de Notting Hill (Pharmacy), où déambulaient des serveurs en blouses de chirurgien dessinées par Prada, depuis revendu par son propriétaire… Hirst ?
Pour Caroline Bourgeois, directrice du Fonds régional d’art contemporain (FRAC) d’Ile-de-France, dit « Plateau » (9), les nouvelles fortunes sont dans la « culture de l’immédiateté. Les formes doivent être compréhensibles, aussitôt séduisantes. Regarder un Jeff Koons demande moins d’effort que pour d’autres artistes ». Mais, si Koons est si populaire, c’est aussi parce qu’il a su se faire apprécier des stars (son mariage avec la Cicciolina, ex-papesse du porno, y a sans doute contribué). Matériau à presse « people », l’artiste a ainsi doté ses pièces de cette aura médiatique indispensable à l’ego de ses acquéreurs. Le paradoxe est que ce sont les acquéreurs eux-mêmes qui donnent à la pièce son statut d’icône. A quel prix ? Le plus fort.
Parlerait-on de Hanging Heart, ce cœur rose géant chromé, noué d’un ruban doré, si la pièce n’avait pas atteint un prix faramineux en salle des ventes ? Pour faire l’article, Sotheby’s rappelait les milliers d’heures de travail que Koons (ou plus précisément les ouvriers de son atelier) avait consacrées à la pièce. La maison était-elle à court d’arguments, pour réactiver des critères qu’on pensait inappropriés au monde artistique ? Qu’importe. Elle dispose, depuis le 14 novembre 2007, jour où le cœur rose géant a été adjugé 23,6 millions de dollars (environ 16 millions d’euros, soit plus que le record atteint par Hirst), d’un argument implacable : « S’il n’y avait rien, pensez-vous réellement qu’un collectionneur aurait payé ce prix-là ? »
Plus la somme est élevée, plus la capacité à critiquer la pièce faiblit. Du vendeur au commissaire-priseur, chacun a poussé à la hausse pour justifier à la fois son travail et son revenu. « En fait, conclut ironiquement un observateur du marché, l’acheteur s’est offert non une pièce mais un prix — un prix qui fait toute la valeur de la pièce. Seulement, la pièce est parfois si faible qu’on se demande si l’argent a encore une quelconque valeur dans ces milieux. »
Peu importe : l’art contemporain a le vent en poupe. Il assied les fortunes rapidement acquises. « Il est ce pas-de-porte à payer pour entrer dans un circuit relationnel où l’on vous juge sur des critères de solvabilité — droit d’entrée spectaculaire aux échos médiatiques particulièrement importants pour les nouveaux entrepreneurs des pays émergents », commente Aude de Kerros. Accessible, non élitiste comme le clame Koons, il devient même l’adjuvant médiatique, commercial et démocratique de certaines institutions qui se jugent trop corsetées par le poids de leur histoire. Fin 2008, les œuvres de Koons prendront place dans les jardins de Versailles. Ce qui ne manquera pas de plaire à M. Pinault, l’un de ses grands collectionneurs. Or le nouveau président de l’établissement public du musée et du domaine national de Versailles est M. Aillagon, qui, pour cela, abandonna ses fonctions au Palazzo Grassi, détenu par M. Pinault.
Convergence d’intérêts ? Depuis 1998, M. Pinault est également le propriétaire de Christie’s… Bien sûr, les pays émergents ne sont plus à l’écart du phénomène, au fur et à mesure que leurs richesses se développent. Après la Chine (lire « Les peintres chinois ont la cote »), l’Inde, la Russie, le Brésil ? « Les acheteurs savent, observe Hervé Perdriolle, spécialiste de l’art indien, que les prix de l’art contemporain indien suivront bientôt la croissance du pays. Le point positif de ce soudain intérêt est d’accorder enfin une reconnaissance financière à de grands artistes qui étaient encore boudés sur la scène internationale. »
Les foires se multiplient aux quatre coins du monde, (voir l’article sur l’art contemporain indien) les maisons de ventes renforcent leur pouvoir d’attraction avec des outils marketing de plus en plus puissants. « Là où nous arrivions à intéresser cent personnes pour la vente d’une œuvre, nous en touchons peut-être dix, vingt, trente fois plus aujourd’hui », confirme M. Grégoire Billault, directeur du département art contemporain chez Sotheby’s. Et, comme chacun sait, les prix grimpent sous le feu d’enchères plus nombreuses. Ils sont aussi « montés » par ces maisons de ventes que certains observateurs n’hésitent pas à qualifier de « pousse-au-crime du marché (10) ». En cause, le système des prix garantis : pour persuader un propriétaire de vendre une œuvre, le commissaire-priseur va lui assurer un montant élevé, et ce quel que soit le résultat de l’enchère, à charge pour la société de ventes de payer la différence si le prix effectivement atteint est inférieur. Dès lors, on va tout mettre en œuvre pour valoriser la pièce — ce qui, souvent, passera moins par une étude approfondie (technique, matière, audace du sujet…) que par la capitalisation de tout ce qui peut satisfaire une clientèle fortunée mais pas forcément avertie. Comme, par exemple, un précédent propriétaire prestigieux.
Dématérialisé, le marché de l’art contemporain se mondialise plus facilement encore. Galeries, maisons d’enchères, bases de données spécialisées fournissent en ligne tous types d’informations à l’acquéreur, particulièrement aguerri aux nouvelles technologies. Documentation, analyses et études sur les potentiels spéculatifs des pièces convoitées ravissent les hedge funds (fonds spéculatifs), qui peuvent investir le domaine de l’art contemporain en disposant d’outils plus adaptés à la complexité de leurs projections.
Ainsi, Artprice.com, leader mondial des banques de données sur la cotation et les indices de l’art (vingt-cinq millions d’indices et résultats de ventes couvrant quatre cent cinq mille artistes), fournit, moyennant finances, études, analyses, statistiques, données économétriques. Les plus récentes (janvier 2008) calculent, en temps réel, la confiance des acteurs du marché artistique pour suivre leurs réactions à des thèmes d’actualité stricte (variations des Bourses, événement géopolitique, résultats d’une vente médiatique…).
Certains artistes, tel Emmanuel Barcilon, rencontré à Slick, foire de découverte de la création contemporaine (11), refusent d’entrer dans cet engrenage : « Plus il y a d’événements, plus vous devez produire. Et plus vous produisez, moins vous êtes susceptible de vous régénérer et de créer. Entrer dans ce système, c’est finalement pour moi nier ma qualité d’artiste. » Il ne veut pas réaliser plus d’une quinzaine de pièces par an alors qu’elles seraient immédiatement acquises. « Cela peut être un problème dans le système actuel », reconnaît son galeriste, M.Marc Hourdequin, de Dukan & Hourdequin, à Marseille.
Car le marché, même s’il ne se réduit pas à ces cotes faramineuses, contamine, à force de médiatisation, les amateurs d’art et les conduit à développer des réflexes spéculatifs. « Ils écoutent plus qu’ils ne regardent, se désole un galeriste. Mais comment les blâmer quand une cote se fait en quinze jours ! Quand on promeut moins la culture que son résultat… On en vient à souhaiter une crise financière pour purger certaines cotes indécentes, assainir le marché. Retrouver les valeurs artistiques derrière les valeurs financières. N’oublions pas que le marché de l’art vit au rythme des cycles économiques, et qu’à marée basse seules les grosses pierres ne sont pas emportées. »
Pour l’heure, les acteurs se réjouissent de voir quelques locomotives tirer encore le marché à la hausse : ce sont autant de signes destinés à rassurer les investisseurs. La crise des subprime, crédits immobiliers à risques, est dans toutes les têtes. Mais ces signes ne comptent guère pour les plus avertis. Il est vrai que Hirst appartient au groupe d’investisseurs qui avait requis l’anonymat pour l’acquisition de son œuvre For the Love of God… Déjà, l’artiste avait racheté ses pièces auprès de son ancien collectionneur, M.Saatchi, pour mieux maîtriser sa cote en 2003 (12). Il vient de donner tout récemment quatre installations à la Tate. Sans doute pour s’offrir une vitrine prestigieuse, rassurer son réseau de galeristes et de collectionneurs, et les salles des ventes, dont certaines, cotées en Bourse comme Sotheby’s, sont astreintes à satisfaire leurs actionnaires-collectionneurs. Officiellement, il s’agirait de remercier la Tate, qui l’avait couronné mais n’a plus les moyens d’acquérir ces pièces tapageuses qui transforment les musées en trains fantômes.
Mais, après tout, pourquoi une tête de vache pourrie ne pourrait- elle pas faire partie de l’art qui se fait, quand l’art, défait de ses « prétentions traditionnelles à l’autonomie esthétique, rappelle Hans Belting (13), est désormais compris comme un système parmi d’autres de compréhension et de reproduction symbolique du monde »? Fût-il en décomposition.
© Philippe Pataud Célérier, Le Monde Diplomatique, août 2008.
Notes :
- (1) Lire Nathalie Heinich, « Art contemporain et fabrication de l’inauthentique », Terrain, n° 33, Paris, septembre 1999. Du même auteur, « L’art contemporain contre l’art moderne », Esprit, Paris, octobre 1992.
- (2) Nathalie Moureau et Dominique Sagot-Duvauroux, Le Marché de l’art contemporain, La Découverte, Paris, 2006. Lire également Xavier Greffe,Artistes et marchés, La Documentation française, Paris, 2007.
- (3) Le prix Turner est attribué à des artistes de moins de 50 ans travaillant au Royaume-Uni pour une exposition ou une œuvre réalisée l’année précédente ;
- (4) 100 euros investis en 1997 dans une œuvre de Hirst valent en moyenne 683 euros en août 2007. Cf. « Le marché de l’art contemporain », Artprice, Paris, 2007.
- (5) Alain Quemin, « Le rôle des pays prescripteurs sur le marché et dans le monde de l’art contemporain » (PDF), rapport du ministère des affaires étrangères, juin 2001.
- (6) Aude de Kerros, L’Art caché. Les dissidents de l’art contemporain,Eyrolles, Paris, 2007.
- (7) « The Power 100 », Art Review, Londres, novembre 2007. Lire également Yves Michaud, L’Artiste et les Commissaires, Hachette, Paris, 2007.
- (8) Christian Delacampagne, Où est passé l’art ?, Panama, Paris, 2007.
- (9) www.fracidf-leplateau.com. Exposition « L’argent » jusqu’au 17 août 2008.
- (10) Judith Benhamou-Huet, Art Business (II), Assouline, Paris, 2007.
- (11) La prochaine édition de Slick se tiendra du 24 au 27 octobre 2008.
- (12) David Connet, « The mystery of the £50m skull : Is Hirst’s record sale all it seems ? », The Independant, Londres, 2 septembre 2007 ; Carol Vogel, « Damien Hirst makes a strategic purchase : His own work », New York Times, 27 novembre 2003.
- (13) Hans Belting, L’histoire de l’art est-elle finie ?, Gallimard, Paris, réédition 2007.
Editions internationales :
- En portugais : Pura especulação, Le Monde Diplomatique, Brasil. En allemand: Künstler, Sammler und das Geld,Was den boomenden Weltkunstmarkt antreibt, Le Monde Diplomatique, Deutschland, août 2008. En chinois : sur Art World / Manière de voir, octobre 2012. Fondée en 1979 « Art World » a un tirage d’environ 80 000 exemplaires.