Les enfants attendent des fées

Les enfants attendent des fées

Les petites bouchères trônent sur des mares de sang. La viande est crue ; et les pieds sont nus sous les robes flamboyantes. Pourtant, là où commencent les sens circule aussi le sacré. Une ondulation ophidienne à l’image des génies aquatiques ; car, dans chaque chose, un esprit veille. Mais si la lune est une muse cyclique, un Dieu sans temples bourdonne : le Destin.

Luang Prabang, Laos © www.philippepataudcélérier.com

Sabaidi, Louk lan kheuy thà thephada !… Children are waiting for fairies !» Une bouche comme un entonnoir sous un ciel bourré d’étoiles «Les enfants attendent des fées !». M. Leng Kong Chanh pose son porte-voix. Il rit comme on croque une pomme. À pleine dents sous la lune, à deux pas du Mékong. Chaque soir, dos au fleuve, il s’en retourne, s’éloignant des salas, petites terrasses en bois et cours d’amours nocturnes, suspendues au-dessus des eaux. Les Lao disputaient des soupirs en grignotant des pattes de poulets grillées. Les guinguettes ont depuis envahi les berges. Les flammes ont l’ondulation hésitante des lampes à pétrole qui font miroiter les tables comme des pontons d’opium entre les flamboyants et les palmiers à sucre. Silhouette de gosse, M. Chanh pousse d’un pas usé, tel un jouet trop encombrant, sa grosse voiture à bras, scintillante comme un quart de laiton, sous les cocotiers (Le Laos un petit pays comme un carrefour enclavé).

M. Chanh remonte la thanon Setthathirat, l’un des principaux axes de Luang Prabang, perpendiculaire au fleuve. De jour, la rue rejette comme une crue indigeste, des parterres de pioches, d’agrumes, de bananes, de clous, de survêtements chinois, jusqu’aux tables tapissées de tickets de loterie. Le soir, n’apparaît que le minuscule marché de nuit parallèle au fleuve : une allée terreuse, bordée de potences en bois où pendent telles des poires trop mûres, des ampoules électriques ceinturées d’élitres. Derrière les balances à bascule, les petites marchandes patientent. Chasse-mouche en main, les bouchères, trônent au-dessus de bassines plus opaques que des poches de sang. Du sang de bœuf caillé qui forme d’étranges ilôts au milieu des vermicelles. Sourires de confiseurs, dents blanches, cheveux de jais, l’œil vif, le séant collé aux étals en bambou, les petites bouchères ont l’indolence altière des femmes gouvernant une armée de fourneaux. « Dis moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es ! »(1)

Univers d’intestins, cabale gastronomique, les appétits comploteurs ont le palais délicat. Des bouchons lyonnais couverts d’étoiles pour un festin enfin digne d’un destin : viandes de buffle séchées ; viandes crues – laap – tomates farcies et farces en tous genres mixées de cœur, de foie, de mou, de rate, de langue ; pâte de poisson, poissons au lait de coco ; tripes, ris de bœuf, de cerf égayés de papaye, d’aubergines, ou de piments meurtriers ; pieds de porcs en gelée, pieds de buffles au sel ; pas un pouce de chair qui ne soit épargné. Ultime respect des étaliers aux animaux étripés. Traîtresses ! Là où commencent les sens, ne cessent pourtant ni le religieux, ni le sacré : «Les grands scélérats ne s’endurciraient-ils plus au meurtre en buvant du sang ?» (2)

Sous les toits de chaume, les petites bouchères ont entretenu la braise pour cuire le riz qui sera offert le lendemain aux bonzes. L’épicurien est aussi doux qu’un lao. Entre deux pieds de buffles, des chevelures d’un vert électrique : khai paen, les algues de la rivière Nam Khan, l’affluent du Mékong qui enserre la partie amont de Luang Prabang dans des circonvolutions de boa repu. À cette confluence, la ville est une presqu’île de 250 mètres de large sur quelque 1000 mètres de long.

M. Leng Kong Chanh © www.philippepataudcélérier.com

Encore trois quart d’heure de marche, pour rendre la carriole à sa loueuse et propriétaire et partager avec elle la maigre recette de la journée. Deux tiers, un tiers. Un tiers pour lui. M. Chanh rit. Il repose son porte-voix. Gigantesque cône aux étoiles, assorti aux éclats aluminium d’un reptile à sept têtes qui trône au pied de l’escalier principal de la pagode That Luang. Rois-serpents, les nagas protégèrent autrefois Bouddha contre la pluie alors qu’il méditait au pied d’un banian, lové dans «ce nœud de pythons qui emporte au ciel ses racines comme des paquets de chaînes»3.

«Quelques jours, j’ai gagné comme pourcentage 2500 kips, quelques jours 4000 kips, mais je peux payer le riz pour ma famille. J’ai gagné 10 enfants, six sont décédés… Reste quatre, mais j’ai gagné deux gendres, deux belles filles et les petits enfants». Depuis 1983, il parcourt entre douze et quinze kilomètres par jour.

M. Chanh vend des glaces.

Trois heures trente du matin. Les ombres se dissolvent dans un brouillard plus avide qu’un papier buvard. Les cornes faîtières des toits des monastères, tête ou queue de nagas éperonnant le flanc des cieux disparaissent dans la bruine épaisse. La Nam Khan se heurte contre le massif rocheux du mont Phousi avant d’inverser le cours de ses eaux à celui du Mékong. Petite butte d’une soixantaine de mètres ; «monticule, décrit Garnier, qui s’élevait comme un dôme de verdure au milieu de cette surface grisâtre de chaume. Au sommet, un that [stupa] dégageait sa flèche aïgue du feuillage des arbres, et formait le trait dominant du paysage»4.

Vue du mont Phousi, Luang Prabang © ppc
Vue du mont Phousi, Luang Prabang © www.philippepataudcélérier.com

Le mont Phousi toise le Palais royal, surplombe Luang Prabang, réseau de 32 villages, articulés chacun autour d’un vat, pagode aux tuiles rouges, brillantes, entre les toitures à double pignon symétrique des maisons lao. Des toits semblables à des échines de sauriens embusqués sous l’onde. Le Mékong peut connaître en saison des pluies, des amplitudes de crue supérieures à dix-huit mètres. Les toitures en tôle ou en tuile ciment ont remplacé le chaume, le bambou ou la terre cuite. Mais les habitations sont toujours concentrées sur les berges, suivant le système traditionnel d’implantation des villages, les lignes faîtières des toitures parallèles au fleuve.

Quatre heures trente.

Les chiens grondent, reniflent, s’agitent autour des koutis, les chambres monacales composées d’une structure en bois et de murs en torchis. Les pièces de tissu rectangulaires, autrefois rapiécées en gage d’humilité, se métamorphosent en robes à coups de bras et de jambes aussi habiles que des têtes d’épingles.

Une cloche a retenti.

Luang Prabang, Laos, © PPC
Luang Prabang, Laos, © www.philippepataudcélérier.com

De brefs coups répétés, autrefois sur des bouteilles de gaz ou le corps d’un obus. Des formes passent ; un froissement léger, une conjuration d’étoffes dans l’opacité humide et crue de Décembre. La lune est pleine, aussi ronde que la joue d’un tambour. Le bronze se mêle aux hurlements des coqs. Les ombres circulent entre les autels aux génies, devant les abris à pirogues, les abris à tambours. Au milieu des jardins, les reliquaires ouvrent le sol à grands coups de craie grasse; des petites cases comme des jeux de marelles où les esprits à cloche-pied pousseraient des os plus froids que des palets.

Les tambours résonnent. Sourdement. Une lointaine canonnade. Très vite les coups gagnent en rythme ce qui échappe en puissance, scandés par la voix claire et profonde des gongs dans le brouhaha des cuivres. Timbres secs et discordants, les cymbales chinoises s’entrechoquent avec une obstination de pieds enchaînés. Luang Prabang bat d’un pouls régulier qui murmure en chacun de ses villages. Les forêts de cierges grésillent au son des sûtra. Les veines sont à fleur de peau, les têtes ont été rasées la veille. L’astre attire plus qu’un puissant aimant éclairant comme des galets à marée basse, les sandales devant les salles de prières. Les monastères bourdonnent. L’énergie cosmique accroit la concentration. Des ruches sécrètent un miel invisible sous l’œil mi-clos des Bouddhas aux «épidermes d’or3».

Procession © ppc
Procession © www.philippepataudcélérier.com

Six heures trente. Vat Xieng Thong, Vat Kili, Vat Mai, Vat Vixoun, Vat Manorom. Pieds nus, la panse en bandoulière sous les robes flamboyantes, des silhouettes ont surgit des pagodes. À pas rapides, elles suivent avec quiétude, le regard distrait de la fatalité, cette aube qui chaque matin s’enfuit aussi rapide qu’une sente. Des transfusions de souffles chauds et de pupilles noires, liquides, s’élèvent des étoffes. Des files de bonzes comme des coupures faites à la brume. La vie, le sang, régulateur, dépurateur, nutritif, coule dans les venelles. Luang Prabang se pare de bijoux comme un corps d’ecchymoses. En silence.

Luang Prabang, Procession © ppc
Luang Prabang, Procession © www.philippepataudcélérier.com

Partout des colonnes à cent pieds. Pour hiérarchie, le nombre des années d’ordination ; aussi le degré d’abandon des figures livrées à l’indifférence attentive de la méditation. Chaque matin, 130 moines, 500 novices, sillonnent la ville. Des ondulations ophidiennes aux crânes rasés, cabossés pour les plus vieux, comme des chaudrons par mille paumes divines. Ne distinguait-on pas jusque dans la vermine, les cadavres de haute naissance à leur chevelure abondante ? Des cheveux sacrifiés qui éloignent aussi les poux que la compassion interdit aux fidèles d’écraser. Ne tuer aucun être vivant. Ne pas prendre ce qui n’est pas donné…

Procession, Luang Prabang © ppc
Procession, Luang Prabang © www.philippepataudcélérier.com

La rumeur progresse. De chaque rue, les laïcs ont surgi, munis de leur tip khao, panier à riz fumant ; petite colline pleine de vapeur à l’image du mont Phousi apparu au roi Chanthaphanith en quête d’une capitale sacrée. Les fidèles attendent. Le monde, les chaussures, rangées derrière eux. Les hommes sont le plus souvent debout, une écharpe blanche autour du cou. Les femmes agenouillées, la nuque bien droite plantée comme une lame d’ivoire entre les épaules. Les doigts s’agitent au-dessus des trottoirs ; des pattes d’insectes collées par l’amidon. C’est que le destin est encombrant à la lueur du passé. L’existence du fidèle étant déterminée par la somme des actes accomplis lors de ses vies antérieures5.

À qui faire l'aumône, sinon aux bonzes ? © ppc
À qui faire l’aumône, sinon aux bonzes ? © www.philippepataudcélérier.com

Binthabaat. La procession.Dans l’ancienne avenue Auguste Pavie, rebaptisée Sisavang Vong, le long des compartiments chinois, succession de commerces-habitations commandées par l’aristocratie locale et réalisées par une main d’œuvre vietnamienne, ce sont d’étranges soldats de Dieu, robes troussées, aux pas assourdis par une neige invisible qui marchent sous un ciel pavé de néons. En file indienne, les bonzes ont la gravité des contrebandiers à l’approche d’imminentes transactions. Mais un commerce aux pieds nus pour d’étonnants trafics où ceux qui donnent sont agenouillés quand ceux qui reçoivent sont debout.

Entre laïcs et religieux, l’humilité est le premier échange matinal, et le bat, ce bol à aumônes au fond calciné, l’objet de médiation pour ceux qui s’obligent réciproquement. «Les moines regardent le fond de leur sébile, la main droite tenant le couvercle de celle-ci écartée, la main gauche tirant légèrement sur la courroie de tissu pour faciliter l’introduction de l’offrande.»6 Les laïcs glissent une poignée de riz, parfois des billets comme des missives, de 100 ou 1000 kips, obligeant plus encore le donataire à rendre les bienfaits de son donateur. «Les aumônes permettent [à ces derniers] non seulement d’acquérir du prestige auprès des autres villageois, mais également des mérites, des boun, dans l’Au-Delà»7.

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Bienheureux laïcs qui triment mais ne risquent point de se métamorphoser en grenouilles. Si les premiers «souffrent physiquement pour assurer leur subsistance», ils sont libres moralement tandis que les moines ont «constamment le souci de rendre par leurs rites, leur respect des préceptes moraux et leur méditation sous une forme spirituelle, ce qu’ils avaient reçu matériellement…6 Mais «à qui faire l’aumône, sinon aux bonzes, ces représentants directs du Bouddha, ses images vivantes sur la terre»7.

7 heures trente.

Les dernières chaînes de bonzes filent à l’angle des rues. Comme des ancres subitement surprises d’avoir mouillé en eaux si peu profondes. Luang Prabang émerge ; avec elle l’activité industrieuse de ses douze mille habitants. Les corbeilles en osier, bourrées de pipes à opium flambant neuf pour touristes sont livrées aux antiquaires. Les mobylettes circulent par ordre dispersé. Les tuks tuks pétaradent en direction des marchés. Au loin, un souffle noir comme un moteur encrassé. Une crémation ; ultime cuisson du monde dont le feu rassemble les hommes, disperse les corps. Les galettes de riz encombrent les trottoirs transformés peu à peu en aires de séchage.

Luang Prabang © ppc
Luang Prabang © www.philippepataudcélérier.com

En tenue rouge et blanche, les enfants partent pour l’école. Des toupies semblables à des colonnes de fourmis ailées courent sur les trottoirs, butant parfois sur des Christs noirs en pantalons larges, flanqués d’un poste de radio aussi encombrant qu’un fagot de bois. Petites silhouettes aux regards triangulaires, taillés comme le silex, ces Hmongs étouffent en crachats des toux opiacées. Certains dévorent une soupe avec du riz de ray (culture sur brûlis) qu’ils exhument d’une poche pour remplacer les nouilles trop chères. Les autres observent, dispersant une poignée d’ombres autour des tables basses et des marmites. Pho : une soupe comme une assiette dévorée par la mangrove ; composée de tiges de lotus (pak boua), de liserons d’eau (pak bong) ou de toutes autres plantes aquatiques ; accompagnée de feuilles de coriandre, de menthe et servie  avec un jus de citron vert, du padek (saumure de poisson), et des piments rouges. Les «speed-boat» rugissent au milieu du fleuve, précipitant le temps dans un espace économique. Ailleurs, on fait la queue pour acheter du pain ou emporter des sandwichs au pâté. La civilisation du blé se mêle à celle du riz. Les cuillères tintent dans les verres à café. Le lait concentré s’élève lentement. Par volutes semblables aux dizaines de petits feux qui se consument en silence, des planches de ciel comme des autels à génies placées à l’improviste le long des voies.

18 heures. Les prières sont récitées.

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Thanon Setthathirat. Sur le trottoir opposé à l’ancienne poste française de Luang Prabang, des petites cahutes ambulantes sont tombées avec la nuit. Aussi des ombres immenses qui tournoient avec des crêpes de riz vietnamiennes, à force de moulinets, de torsions, de poignets. Une pâte ductile comme un reptile, tournée puis retournée sur la poêle avant d’envelopper des ronds de bananes, de miel, de lait concentré ou de noix de coco. Le tout enfourné comme des rhumes divins au fond des poches ou de sacs emportés aux bras de cycles ou de motos japonaises.

«Ooooh sabaidi ! Louk lan kheuy thà thephada !…» M. Leng Kong Chanh pose son porte-voix. Des bougies éclairent les étals. Les bassines de sang frais comme des blessures abondamment traites sont déjà là. Les petites bouchères se précipitent dans un cliquetis de couvercles. Les plats fument avec une discrétion d’encens.

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«Quelques jours, 22 morceaux, quelque fois 10 bâtons de glace : 200 kips pour moi, 600 pour la propriétaire… maintenant il fait froid, c’est plus dur…» Au Laos, c’est l’hiver en décembre. M. Leng Kong Chanh reprend sa charrette à bras, mèche noire sur le front. «Quelques jours, mak phao, noix de coco, quelques jours chocolat». L’hiver est aussi difficile que l’automne. Mais en hiver, les touristes sont plus nombreux. Et depuis 1994, les laotiens ont le droit de communiquer avec les étrangers. «Moi, très content, aller parfois promener avec touristes dans Luang Prabang». Encore trois quart d’heure de marche, pour rendre la carriole à sa loueuse et propriétaire et partager avec elle la maigre recette de la journée. Deux tiers, un tiers. Un tiers pour lui.

M. Chanh rit. Comme on croque une pomme. À pleine dents sous la lune.

À deux pas du Mékong.

Philippe Pataud Célérier © texte et photos

Tous mes remerciements à M. Leng Kong Chanh.

Paru dans Globe-Mémoires, premier magazine documentaire multimédia, N°2, spécial Péninsule indochinoise, 1999.

Voir aussi : Le Laos : un pays plein d’énergie en quête de devises.

Notes : 

1/ La physiologie du goût, Brillat-Savarin, Julliard. 2 / Le ventre des philosophes, onfray M., Grasset, 1989. 3 / Connaissance de l’Est, Claudel P., Mercure de France, 1946. 4 / Voyage d’exploration en Indochine, Garnier, F., Le Tour du monde, Paris 1872. Editions La Découverte, 1985. 5 / La rétribution karmique n’a pu faire échapper le fidèle du cycle infernal des renaissances. Le nirvana est l’extinction des trois racines du mal (désir, haine et ignorance). 6 / L’école de la forêt, un itinéraire spirituel lao, Doré, A., Kailash Éditions, 1996. 7 / L’espace social à propos de l’Asie du Sud-Est, Condominas G., Flammarion, 1980.

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