Nalini Malani, l’humanité mise en culture

Nalini Malani, l’humanité mise en culture

Nalani Malani peint le monde comme on fait une goutte épaisse à un organisme en fièvre. Pour en révéler l’insupportable vérité.

© Nalini Malini / Galerie Lelong / www.galerie-lelong.com

Cassandre, Médée, Sita, Radha, … les mythes sont omniprésents dans l’œuvre de Nalini Malani et ce, quels que soient leurs origines, peut-être pour nous rappeler d’abord ces racines communes que l’Inde et l’Europe héritèrent de ces peuples nomades aryens, qui, d’Asie centrale essaimèrent de l’Inde à la Grèce. Si l’artiste aime travailler avec ces « histoires qui cherchent à rendre compte à la fois de l’origine des choses, des êtres et du monde », elle ne les choisit pas au hasard. Les mythes, poursuivait l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, témoignent aussi « du présent et de l’avenir », périodes chères à Nalini Malani qui choisit surtout les histoires racontant les mondes qui se font pour mieux confondre cette réalité qui nous fait.

Artiste indienne de sexe féminin engagée dans une société où l’acte créateur est par essence de nature masculine, Nalini espère faire entendre ce que ces mythes disaient déjà hier comme si l’intemporalité de leurs récits cautionnait l’histoire à venir… ou plus sûrement l’universelle  et constante surdité des hommes (Quand l’Inde se regarde en peinture, Philippe Pataud Célérier, Le Monde Diplomatique,décembre 2011).

Talking about Akka © Nalini Malini, 2007.
Talking about Akka © Nalini Malini, 2007.

Car ces mythes choisis par Nalini nous disent tous la même chose : l’omnipuissante présence des hommes derrière chaque figure féminine en prise avec un destin tragique : Cassandre est une prophétesse condamnée à n’être jamais crue pour avoir refusé les avances d’Apollon; Médée, trahie, bafouée sombre dans la folie, sacrifiant jusqu’à ses enfants ; Sita, d’une pureté minérale est répudiée par Rama; Radah, l’amoureuse passionnée et pathétique, est délaissée par le terrible séducteur qu’est alors Krishna…

Si nous regardons l’une des plus belles œuvres réalisées par l’artiste, Cassandre nous observons des corps, des têtes, des organes, des matières, des viscères, des sphères aux allures de placenta, des cordons, des membranes, des ADN…, autant de particules en suspension dans l’éclairage de cette lumière jaune dont on devine presque le grouillement du vivant sous le verre grossissant du microscope. Malani peint le monde comme on fait une goutte épaisse à un organisme en fièvre pour en révéler les parasites. Ses fresques sont des sortes de frottis faits à l’humanité, des mises en culture que l’artiste étale, plus exactement dessine sur la face intérieure de feuilles acryliques aussi transparentes que ces lames de verre qu’on observe généralement sur les paillasses de laboratoire.

© Nalini Malini / Galerie Lelong, Paris

Dans ce monde chaotique tourbillonnant de matières, Cassandre émerge comme un roc avec cette assise de stabilité minérale. Les bras fermés, la tête rasée comme Bouddha, elle a l’humilité et la sérénité de ceux qui savent pour avoir su écouter. Son oreille droite est d’ailleurs reliée à la tête d’un sage se détachant sur un lobe de cerveau. A sa gauche (notre droite), bée un trou blanc comme il y a des trous noirs tout pareillement hors du temps ce que souligne un mécanisme d’horloge engrené aux membres disloqués d’une Cassandre cette fois démembrée.

Que nous dit Malani ? Faut-il y voir la description allégorique d’une raison inécoutée et point zéro d’un monde en liquéfaction dont Cassandre aurait flairé (deux têtes de chien se détachent sur ce même fond blanc) le compte à rebours ? Que l’histoire de l’homme est d’abord l’histoire des violences faites aux femmes par les hommes. Tragédie à laquelle l’Inde contemporaine fait toujours puissamment écho. Que le monde serait moins en désordre si l’on écoutait davantage les femmes… probablement. Mais pour être chaotique, ce monde est aussi d’une grande fluidité comme si Malani souhaitait nous rappeler d’abord la devise originelle de son pays, « l’unité dans la diversité », sans cesse mise à mal par de nombreux communautarismes.

© Nalini Malini / Galerie Lelong, Paris

Si tout flotte dans une même lumière jaune qu’on sent aussi nourricière qu’un liquide amniotique, aussi sacrée que ces fonds d’or sur lesquels rayonnent les peintures d’icônes byzantines, des matières plus temporelles s’en détachent : déjections, organes, larves, membres… Dans cette diversité peu orthodoxe mais d’une unité harmonieuse, l’artiste montre comment le profane et le sacré se mettent réciproquement en valeur tout comme ils se tiennent dans une vitale interdépendance au cœur de la société indienne.

L’artiste n’hésite pas non plus à mettre à mal cette hiérarchie de caste qui repose dans l’hindouisme sur l’idéologie du pur et de l’impur, réservant aux seuls Shudras, les classes inférieures le privilège de servir les classes supérieures, les brahmanes ou les Kshatriyas ; supériorité soulignée par leur naissance à partir des régions pures du corps humain, c’est à dire placées au-dessus du nombril… On voit ainsi tout ce que peut avoir de subversive une représentation organique de cette diversité quand des excréments peuvent côtoyer des lobes de cerveau (il n’y a plus de hiérarchie de caste) sur ce même fond sacralisé de lumière (les hommes, quels qu’ils soient ont tous une essence divine).

Métaphore de ce monde fragmenté, Cassandre, elle même démembrée, ne serait-elle pas aussi la version allégorique d’un autre personnage féminin au territoire corporel tout autant disputé, écartelé, fragmenté : celui de Mother India, la mère patrie. Mother India qui après la parturition – la fin de l’Empire britannique et l’indépendance de l’Inde –  connaissait immédiatement la partition, la séparation historique de l’Inde et du Pakistan pour des raisons religieuses en 1947. Pendant que six millions de musulmans quittaient l’Inde, parmi eux la famille de Malani, originaire de la province du Sindh devenue pakistanaise – et que quatre millions d’hindous se réfugiaient au Pakistan, plus de 100 000 femmes étaient victimes de rapts et de viols de part et d’autre de la frontière. Cette Inde enfantée par les hommes était encore la douleur des femmes…

Et si Mother India concentrait aujourd’hui toutes ces mères mythiques bafouées, maltraitées, emprisonnée, assassinées tout au long d’une histoire qui n’en finit pas de se répéter. Combien d’Indiennes éventrées parce qu’elles allaient donner naissance à une fille ? (Six millions d’avortements annuels). Combien de médecins soudoyés par un mari pour obliger l’épouse à passer ces échographies strictement réglementées aujourd’hui ? Le taux de mortalité des filles serait jusqu’à l’âge de cinq ans deux fois supérieur à celui des garçons.

Oui, semble nous dire les images de Malani, quand l’histoire des hommes devient un mythe accablant il faut transformer en conscience l’éternelle violence faite aux femmes. Qu’elles aient pour nom Cassandre, Médée ou Mother India, qu’elles soient l’incarnation d’une intuition, d’une humanité ou d’une terre nourricière, qu’elles soient victimes de viols, de mutilations, de discriminations, d’explosions, de bombardements, de pollutions, ces grandes figures mythiques sont les meilleures promesses de notre passé : elles racontent toujours le présent qui se fait ou va se faire ; et nous le faire entendre dans un monde qui se préoccupe de sa seule distraction est le pari fou de Malani ; pris seulement par quelques artistes visionnaires, ceux qui restent simplement à l’écoute de la condition humaine.

Philippe Pataud Célérier

Pour en savoir plus : 

www.nalinimalani.com

– Nalani Malani, Cassandra, Jean Frémon, Doris von Drathen, Galerie Lelong, 60 p. 2009, www.galerie-lelong.com

– Nalini Malani – Splitting the Other, magnifique catalogue publié par le Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne qui présente de mars à juin 2010 la plus grande rétrospective de l’artiste réalisée à ce jour en Europe. Textes bilingues fr/ang de Whitney Chadwick, Doris von Drathen, Bernard Fibicher et Andreas Huyssen. Editions Hatje Cantz, 176 pages + un DVD, 2010. www.musees-vd.ch/fr

Quand l’Inde se regarde en peinturesLe Monde Diplomatique, Philippe Pataud Célérier, décembre 2011. Encore peu connu, l’art indien contemporain s’est profondément renouvelé ces dernières décennies. Si certains peintres et sculpteurs se plient aux demandes du marché mondial, beaucoup développent une vision originale, plongeant dans les racines historiques du pays et pointant les tares de la société : déshumanisation, misère des paysans, condition féminine…

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