Eko Nugroho : Scènes obscures pour dévoiler la société indonesienne
Eko Nugroho, l’un des artistes les plus originaux de la scène contemporaine indonésienne joue de tout son éclectisme artistique pour mieux questionner la société indonésienne.
La salle du Cemoti se remplit rapidement. La petite assemblée est dense, assise à même le sol sur des journaux distribués à l’entrée de cette galerie d’art contemporain du quartier sud de Yogyakarta. Eko Nugroho, l’un des piliers de la nouvelle scène artistique indonésienne s’apprête à donner un spectacle. Une performance pour le moins inattendue de la part de ce jeune artiste avant-gardiste. Il s’agit d’une représentation de théâtre d’ombres, expression artistique la plus traditionnelle de la culture javanaise. Pourtant lorsque le dalang, conteur et maître marionnettiste, commence à manipuler ses wayang Kulit, (littéralement ombres en cuir) derrière la toile lessivée de lumière, aucune forme n’épouse les personnages du Ramayana ou du Mahâbhârata (les deux grands poèmes épiques importés d’Inde qui rythment le jeu des marionnettes).
Ce soir, les héros ne sont pas Ajurna, Bima ou Hanuman mais ont plutôt des allures de robots avec des pinces en guise de main ou des têtes piquées d’étranges terminaisons tubulaires. « En fait ces personnages sont récurrents dans l’imaginaire d’Eko mais leurs rôles sont infinis a contrario des traditionnels wayang dont le jeu est stricte- ment codifié par la mythologie indienne », précise Alia Swastika, critique d’art et coproductrice de la performance. « Comme elles sont désincarnées, ces marionnettes peuvent incarner tous types de fonctions selon les sujets de la vie quotidienne que je veux aborder. Mes robots partent à l’aventure, télécommandés à distance.Mais explorer la réalité est parfois dangereux » commente Eko dont la palette d’expression est aussi éclectique que le jeu et la verve de ses marionnettes.
« En mai 1998, Eko Nugroho avait 20 ans au moment de la chute du dictateur Suharto. Il représente aujourd’hui cette bouillonnante créativité qui en a découlé. Cette combinaison tradition/modernité trouve toute sa force dans son incroyable palette artistique qui va de la peinture, aux dessins, des installations vidéo à la BD en passant par la mode et les broderies. Eko ne se déclare pas comme un artiste engagé ou politique mais répond par ses œuvres et ses initiatives (comme Daging Tumbuh, un collectif indépendant de BD qui utilise la photocopie comme moyen d’expression et de diffusion) aux maux de la société indonésienne (injustice sociale, pauvreté, corruption, extrémisme religieux….) » commente Marie le Sourd, directrice du centre culturel de Yogyakarta (Voir Papouasie Occidentale).
« Oui mes armes sont surtout l’humour, l’ironie, le sarcasme » confirme Eko. A cet instant une nouvelle marionnette projette une ombre inhabituelle sur la toile. Celle d’un double regard de femmes à la figure voilée. « Peut- être que certains y trouveront quelques analogies formelles avec la visière de mes robots. Partagent-ils pour autant la même vision ? »
« Il est vrai que le sentiment religieux aurait tendance à s’industrialiser si l’on en juge par l’incroyable nombre de mosquées qui surgissent de terre. Si l’Indonésie est aujourd’hui une démocratie, nous payons très cher notre liberté d’expression qui profite surtout aux groupes les plus extrémistes d’Indonésie » confie un galeriste souhaitant garder l’anonymat. Ces minorités qui rêvent d’importer d’Arabie Saoudite, cet islam beaucoup plus rigoriste qu’est le wahhabisme peuvent nous harceler en toute insouciance. Car la majorité de ceux qui nous gouvernent étant soupçonnés de corruption surenchérissent dans la volonté d’adopter un islam plus pur, plus intégriste diront certains, afin de purger aux yeux du plus grand nombre une image trop délétère. »
Sur la scène deux têtes se croisent à nouveau : l’une est encadrée par un écran de télévision, l’autre drapée dans un foulard noir. Projeter l’ombre d’une ombre peut-il faire surgir la lumière ? Faut- il y voir une synthèse de cette société indonésienne qui s’arabise à proportion de ce qu’elle s’occidentalise aux dépens de ses propres racines ? Eko sourit. A chacun de se faire une opinion.
Texte et images © Eko Nugroho & Philippe Pataud Célérier