Zhang Xiaogang, la profondeur en surface
Né en 1958 à Kunming dans la province du Yunnan, il est aujourd’hui l’un des artistes majeurs de la scène chinoise actuelle. Ses œuvres sont à la fois adoubées par les plus grands musées et disputées à coups d’enchères millionnaires par les collectionneurs du monde entier. Pourtant l’engouement qu’il suscite ne doit rien à la facilité de son art et ce, moins encore à l’aune d’un marché de l’art contemporain qui fustige la peinture. Or Zhang Xiaogang qui travaille et vit aujourd’hui à Pékin est non seulement un peintre mais un peintre formé par l’école du réalisme socialiste (il est diplômé de l’académie des Beaux arts de Sichuan). Si la révolution culturelle n’est pas la seule source d’inspiration de Zhang, il en a tiré l’une de ses constantes préoccupations : celle de faire entendre derrière l’apparente quiétude des corps, le timbre dissonant des mémoires frappées par l’histoire.
Zhang Xiaogang a 8 ans quand démarre en 1966 l’épisode sanglant de la Révolution culturelle. Il en a 18 à la mort de Mao. Entre temps la terreur est passée, menée à la baguette par les gardes rouges. Des collégiens et des étudiants, pour la plupart, qui souhaitaient mettre le vieux monde à l’envers en s’affranchissant de toutes les contraintes familiales, scolaires, sociales. Cette période tourmentée qui va profondément et durablement meurtrir la société chinoise, Zhang Xiaogang va la vivre à sa manière.
Comme il n’y a plus d’école, Zhang passe son temps à jouer avec ses petits camarades. Sa mère qui ne souhaite pas trop le voir trainer dans ces rues où des adolescents armés patrouillent avec pour tout slogan « se rebeller est juste » lui donne du papier et un crayon. Elle lui apprend à dessiner des choses simples. « Ma mère fut mon premier professeur et puis un jour, les gardes rouges ont frappé à notre porte. Nos livres ont été brûlés. Mon père a barricadé les portes et les fenêtres. Tout était sombre.»
Autant dire qu’en termes de marketing, Xiaogang n’est pas au diapason des artistes qui répondent à la demande. Sans bruit, il peint patiemment cet héritage qui un jour lui a été révélé sous la forme d’une photographie : celle de sa mère probablement sanglée dans les atours du communisme alors qu’elle était encore jeune femme. Dès lors il n’a de cesse de visiter ces espaces photographiques, de rappeler qu’à la surface de ces photographies (nombre d’entre elles ont été prises pendant la révolution culturelle), il y a toute la profondeur d’une histoire : une histoire individuelle prise dans une histoire familiale prise dans les rets d’une histoire nationale.
Ces visages à la peau parfaitement étale semblent témoigner de personnages sans passé ni présent ; sans histoire ni mémoire ? Pas sûr. Que signifie cette tache ? Un souvenir comme une flaque d’huile annonce en surface le navire qui s’est abimé ? Ecchymose que laisse l’histoire quand elle entre par effraction dans la mémoire des hommes ?
Ainsi la belle image comme une belle histoire racontée par la propagande commence à se corrompre, à se jaunir. La tache est d’autant plus visible que l’image semblait inaltérable. A un détail près. Si tout est parfaitement symétrique, parallèles, les yeux ne le sont pas toujours. La vision n’est pas seulement la perception du monde extérieur mais aussi cette image mentale, obsédante quand elle prend sa source dans des souvenirs trop douloureux ; de cette gravité qui aimante le regard jusqu’à le faire loucher. Quand le poids de l’histoire saborde les mémoires.
Transformé ces destins en conscience, c’est peut-être ce à quoi nous convie Zhang Xiaogang qui rejoint en cela les plus grands des artistes : ceux pour lesquels l’héritage ne se transmet pas mais se conquiert. Pour l’éclairage des générations à venir.
Philippe Pataud Célérier
Pour en savoir plus :
Entretien video (février 2011) avec Zhang Xiaogang :
Les camarades, Edition bilingue en français et chinois, Zhang Xiaogang, Galerie De France, 1999.
China Artbook, référence sur près de 700 pages les 80 plus grands artistes chinois contemporains. Rédigé en trois langues (anglais, allemand, chinois). Uta Grosenick, Caspar H. Schübbe, Dumont Buchverlag, Cologne, octobre 2007.
Le petit livre d’un photographe chinois, Li Zhensheng et la révolution culturelle, Phaidon, 2003.