La Corée du Sud décryptée par ses photographes contemporains

La Corée du Sud décryptée par ses photographes contemporains

La photographie contemporaine sud-coréenne, l’une des plus dynamiques du continent asiatique, devient une formidable clef de lecture pour saisir l’évolution et les enjeux de la société coréenne.

Image télévisuelle coréenne © Philippe Pataud Célérier
Image télévisuelle coréenne © www.philippepataudcélérier.com

À Gwangju, ville du Sud-Ouest de la Corée du Sud, on s’affaire. La huitième édition de la biennale d’art contemporain bat son plein (1). Son thème est emprunté cette année de « dix mille vies », Maninbo en coréen, poème épique écrit par le grand poète coréen Ko Un (né en 1933). En trente volumes défilent 3 800 portraits brossés en quelques mots avec une élégance d’épitaphes. Ko Un parle de tous ceux dont il s’est souvenu au fil de ses rencontres, militants, ouvriers, étudiants, au gré de ses lectures faites pour la majorité d’entre elles derrière les barreaux d’une prison. Ko Un avait été incarcéré pour  avoir participé au mouvement démocratique de Five Eighteen (18 mai), il y a tout juste trente ans.

Cimetière national du 18 mai 1980 © Philippe Pataud Célérier
Cimetière national du 18 mai 1980 © www.philippepataudcélérier.com

« L‘histoire de l’art étant en grande partie celle de personnes en observant d’autres,résume Massimiliano Gioni, directeur de la biennale, Maninbo tente de raconter l’histoire des personnes à travers les images qu’elles créent et qu’elles laissent derrière elles, en donnant souvent aux images un nouveau statut selon le contexte via lequel elles sont à nouveau redécouvertes. Une image documentaire peut par exemple devenir une image artistique ou inversement ». Mais de quoi les images coréennes contemporaines sont-elles contemporaines ?

Séoul © ppc
Séoul © www.philippepataudcélérier.com

Les réponses sont multiples. Si l’on tente de mieux comprendre la Corée par le biais de ses arts contemporains, « la photographie en fournit indiscutablement l’une des clefs de lecture les plus originales, confirment Geeui Yu et Choi Jae-Gyun, responsables de Photonet, maison d’édition spécialisée sur la photographie contemporaine qui publiait il y a quelques mois encore le meilleur magazine sur le sujet. (2). « La Corée du Sud fait actuellement l’apprentissage de la démocratie, mais si l’on regarde les dernières décennies vécues par ce pays, l’histoire s’est faite à toute vitesse, aussi vite que le KTX (l’équivalent du TGV français) qui traverse désormais nos provinces. Le problème bien sûr pour chaque Coréen est d’être non pas sur le ballast mais bien dans le train sachant que les places disponibles sont souvent inferieures au nombre de passagers potentiels » explique Cho Dong-Shin, directeur de la maison d’édition Arte Books.

Banlieue de Séoul © www.philippepataudcélérier.com

Sous la présidence du général Park Chung Hee, le pays se métamorphose. A marche forcée au sortir d’une guerre avec la Corée du Nord (1950-1953) qui l’a rendue exsangue.  En l’espace de deux décennies (1960-1980) la société agricole coréenne se transforme en une société industrielle. Ce processus d’industrialisation spectaculaire mêle pouvoirs politiques et milieux d’affaires. Aux premiers souvent intronisés par un coup d’état militaire, le contrôle des ressources financières ; aux seconds, naturellement en collusion avec les présidents dictateurs, la quête effrénée d’une réussite économique. Enfants naturels de cette collision d’intérêts, les fameux Chaebols, (Samsung, Hyundai, LG) ces conglomérats industriels structurés comme des armés, avec des divisions autonomes spécialisées par lignes de produits.

Weolgok-dong © Ahn Sekwon

Parmi celles-ci l’immobilier, moteur d’une croissance qui entend produire à tout prix et en tout premier lieu les logements dont les villes coréennes ont besoin. Séoul compte aujourd’hui 11 millions d’habitants et près de 25 millions avec son agglomération (Incheon et la province de Gyeonggi), soit la moitié de la population sud-coréenne. Cette densité démographique repose sur des logements collectifs de masse produits en série. Une rationalité économique développée sur un carroyage urbain pensé aussi pour contrôler les populations civiles. Jusqu’en 1993, date de l’élection au suffrage universel de Kim Young-sam, le premier président civil, les dictatures militaires se suivaient à la tête de l’Etat.

Séoul, Jamsil Siyoung APT © Kim Jae-kyeong

Ce nouvel urbanisme lancé après la crise du logement issue entre autre de la terrible guerre de Corée (1950-1953) pousse sur des réalités sociales douloureuses : exode massif rural, perte de racines, destruction de logements, spéculation immobilière pour les uns, expropriations, faibles indemnités compensatrices pour les autres… Les sujets de contestation sont multiples. Ahn Sekwon (1968) dévoile prise après prise les dramatiques chambardements touchant Séoul. Kim Jae Kyeong (1959) témoigne depuis 20 ans de l’implacable urbanisation qui jour après jour broie l’identité et l’âme de Séoul (Voir Kim Jae-Kyeong, photographe des espaces en voie de disparition). Quand Noh Suntag (1971) mémorise la tragédie de Yongsan du 20 janvier 2009. Cinq manifestants luttant contre les expulsions avaient alors trouvé la mort dans l’immeuble qui s’était embrasé lors d’une violente intervention policière.

© Lee Sanghyun / Gallery SUN contemporary; www.suncontemporary.com

Faut-il mettre le patrimoine historique de Séoul sous cloche ? interpelle Lee Sang Hyun (1954). A moins que cette cloche ne soit une boule à neige, ces petits objets sphériques en verre, qu’il suffit d’agiter pour observer voler non la neige mais les cendres de ce qui était ici, avant qu’elle ne soit incendiée, la plus importante construction historique de la ville. Interrogation d’autant plus grave que Séoul a perdu au fil des décennies plus de 90% de son patrimoine historique et avec lui cette diversité architecturale qui témoignait du temps comme autant d’herbes folles face à une urbanisation mondialement formatée. «  Nous sommes en train de perdre le monde dans lequel la beauté s’épanouissait naturellement  » ne cesse de répéter Lee Sang Hyun.

Cheonan, Galerie Arario © Philippe Pataud Célérier
Cheonan, Galerie Arario © www.philippepataudcélérier.com

Aux villes congestionnées bornées par les montagnes la délocalisation est souvent une alternative. Séoul décentralise neuf ministères ainsi que la majorité des bureaux de l’exécutif dans la ville nouvelle de Sejong. La future capitale administrative de Corée – prévue pour 500 000 habitants – siégera à 160 km au sud de Séoul. Une aubaine et rente électorale pour les responsables de la province méridionale du Chungcheong. En période de crise économique à laquelle la Corée n’échappe pas, les opposants sont rares. Difficile de faire campagne contre des projets urbanistiques pharaoniques même si la Cour Constitutionnelle a déclaré anticonstitutionnelle la création d’un nouvelle capitale. A défaut la future Sejong ne sera donc qu’administrative. Mais qui finance ? avaient questionné certains députés ? La dépense, avait-on répondu, cette manne invisible porteuse de croissance dont l’immobilier est le moteur principal.

Mais jusqu’où déménager pour aménager le territoire ? Sejong sera probablement accessible par métro tout comme l’est déjà la ville de Cheonan à 100 km au sud de Séoul scandée depuis la gare centrale par 35 stations de métro qui doublonnent par endroits la ligne du KTX. L’étalement urbain est sans limite nous dit Won Seoung Won (1972). Arario, la grande galerie d’art contemporain de Cheonan semble même vouloir annexer les cieux.La Corée du Sud couvre à peine 1/5ème du territoire français.

Sud de la Corée du Sud © www.philippepataudcélérier.com

Dans un pays de 99 274 km2 dont 70% de montagnes, les terres agricoles fondent comme neige au soleil sur l’autel de la spéculation foncière. Le mètre carré bâti, a fortiori sur 40 étages est plus rentable qu’une rizière. A court terme. Car le béton engloutit tellement de terres arables (il en reste moins de 6%) que le pays assure désormais sa sécurité alimentaire en louant des terres aux pays du tiers monde. Par le biais d’une filiale de l’un de ses chaebols Daewoo Logistics, la Corée vient de conclure un accord avec Madagascar pour louer, pendant 99 ans, 1,3 million d’hectares, soit 50% des terres arables de la Grande Ile ;  et ce, sans autre contrepartie que les infrastructures développées et qui échoiront à Madagascar forte de terres probablement épuisées d’ici là. Néo-colonialisme agraire dénoncent certains. La Corée aurait t-elle oublié les trente-cinq années d’occupation japonaise (1910-1945) ? Le nouveau gouvernement malgache vient de suspendre le contrat. Pour combien de temps ? La Corée est au tout premier rang mondial des acheteurs/loueurs de terres agricoles dans le Tiers Monde.

Migration rurale ou migration urbaine ? © Won Seoung Won / Galerie Arario, www.arariogallery.com

Néo-colonialisme. La critique fait d’autant mal que la Corée a été exploitée très durement par les Japonais. Non seulement ses ressources naturelles mais jusqu’à ses femmes, 160 000, utilisées comme esclaves sexuelles par la soldatesque japonaise. Pendant 35 années, l’assimilation forcée fut de rigueur, sa culture méprisée, la langue interdite… tout fut mis en œuvre pour éradiquer l’identité coréenne et il s’en fallut de peu pour que la péninsule qui apporta à l’archipel le bouddhisme et le confucianisme à l’époque des trois Royaumes (57av.J.-C.-668) ne fût dissoute dans le grand Japon que ses dirigeants ambitionnaient alors.

© Jung Lee

A l’aune de la mondialisation, l’identité, la cohésion de la société coréenne restent plus que jamais des sujets de préoccupation. Dans ce petit pays, ce royaume ermite comme on l’avait baptisé pour son ouverture tardive aux influences étrangères, apprendre l’anglais est devenu une obsession nationale. On doit penser, parler et compter surtout en anglais. Nombre d’étudiants coréens font leurs études aux Etats-Unis (après les étudiants chinois et Indiens, ce sont les plus nombreux). Les photographes Jung Lee (1972) et Do Ho Su s’interrogent sur le maniement d’une langue qui ne reflète plus la grammaire des rapports sociaux codifiés par le confucianisme. Que signifie le « You » (tu ou vous) neutre anglo-saxon là où généralement la langue coréenne, selon les hiérarchies d’âge, de sexe et de position sociale, déploie une subtile infinité de styles ? « Who am we ? » interpelle Do Ho Su rappelant que la langue coréenne écarte souvent le « je » au profit du nous « uri » ; que l’individu appartient toujours à une collectivité ; que le « je » ne peut jamais se déterminer sans les autres, sans le « nous », sans cette appartenance collective qui fait le peuple, la nation coréenne, « notre pays » : « Uri nara ».

Mais si le je est aussi utilisé, c’est parce que la société coréenne s’individualise à proportion de ce qu’elle s’occidentalise sous la pression de grandes marques mondialisées bâtissant désormais leur fortune sur un consumérisme égotique: « oui parce que je le vaux bien ». Flatterie narcissique soucieuse moins d’égalitarisme que de standardisation garante de rentabilité. Et ce dès le plus jeune âge comme l’illustre Yoon Jeong Mee Yoon (1969).

© Jeong Mee Yoon / Museum of Fine Arts, Houston

Désormais Garçons et filles, qu’ils soient coréens ou américains rêvent en bleu et en rose appareillés par l’industrie mondiale des loisirs. Si les rêves sont de plus en plus uniformes, les nouveaux-nés portent-ils encore ces prénoms dissuasifs (Merde de chien par exemple) qui, selon la tradition coréenne, permettent d’échapper aux appels des mauvais esprits pendant les premiers mois de la naissance ? Les prénoms coréens s’anglicisent. Nommer c’est souvent posséder. Et un prénom à consonance étrangère annexe ces sonorités comptables de richesses espérées. Le garçon appelé John, par exemple, aura toujours, comme le veut la coutume, un prénom en lien avec l’un des cinq éléments : or, feu, eau, bois et terre… Tous les Coréens connaissent John Deere, la célèbre marque américaine de tracteurs agricoles.

© Area Park

Mondialisation, urbanisation, individualisme, consumérisme, la Corée n’en finit pas de se métamorphoser. Mais à quel prix ? Elle qui compte peut-être encore moins de 280 patronymes différents – dont 30% de Kim – voit un Coréen sur dix se marier aujourd’hui avec une personne d’origine étrangère ; souvent une femme pour pallier aux avortements qui sanctionnent l’apparition d’un fœtus de sexe féminin. Les jeunes se cherchent un avenir dans ces grands ensembles condamnés à se densifier encore.

Chambre d’hotel, © www.philippepataudcélérier.com

Un couple sur deux divorce à Séoul. Il faut toujours plus de logements. La Corée possède pourtant l’un des taux de natalité les plus faibles des pays développés. « Faisons renaître le désir avait suggéré le président Lee Myung-bak en promouvant une campagne de fermeture précoce des bureaux les vendredi soir. Enfin du temps libre pour nourrir des relations extraconjugales avaient répondu quelques observateurs attentifs. Socialement imposé, le mariage fait rarement le lit du bonheur. L’épouse qui était la fille de… avant d’être la femme de… devient rapidement la mère de… et les salons de massages les innombrables annexes des pulsions tarifées. Une industrie des plus solides en Corée et qui prospère comme la violence faite aux femmes, sujet tabou mais dont personne n’est dupe. La Corée aurait le nombre de suicides féminins  le plus élevé des pays de l’OCDE.

La Corée s’ouvre. 30% de Chrétiens aujourd’hui. Et sur les toits des buildings, les croix rouges clignotent comme les enseignes au néon des grands magasins. La marque divine se mondialise. Les églises évangéliques sud-coréennes envoient des missionnaires aux quatre coins du monde ; presqu’autant que leurs ainées américaines. Une performance pour un pays autrefois bouddhiste, christianisé seulement depuis la fin du 19e s. et qui s’est en partie auto évangélisé face aux mauvais vents du Nord. La Corée du Sud se serait-elle convertie aussi rapidement si la Corée du Nord, athée et communiste n’avait puisé sa foi en l’homme à venir dans le mépris d’un Dieu du passé, accolé à cet Occident féru de modernités aliénantes ? La croix contre la faucille.

© Atta Kim / The museum of Fine Arts, Houston

La Corée change, les traditions évoluent vite. Faut-il faire entrer ses habitants au musée ? l’un des « meilleurs baromètres du présent, du passé, du futur » nous dit Kim Atta (1956) le plus célèbre des photographes contemporainsSes cimaises sont ici des boites en acrylique à l’intérieur desquelles l’artiste conservateur place « des sujets vivants plutôt que des objets morts. Chaque être n’est-il pas unique ? ». L’égalité par l’élection de tout un chacun ; des individus pareils à des bulletins de vote déposés au fond de boîtes transparentes. Ambitieux programme muséo-politique. Mais quel virage prend la démocratie ?

Publicités hommes politiques et hôtesses © www.philippepataudcélérier.com

Aux dernières élections locales de juin 2010 les hommes politiques se vendaient comme des Escort girls sous la forme de cartes de visite jetées sur les trottoirs. La République populaire démocratique de Corée était et est toujours au cœur de tous les débats. Après le récent naufrage de la corvette sud-coréenne Cheonan (46 morts) que la présidence du Conseil de sécurité des Nations Unies condamnait sans accuser, le parti du président Lee Myung-bak désignait aussitôt « le mauvais vent du nord » pensant exploiter une opinion publique révoltée. Il n’en fut rien. Bien au contraire le parti gouvernemental perdait les élections. « En ces temps de démobilisation politique entretenue par un matérialisme effréné, c’est un signe encourageant, analyse un galeriste. Serions nous enfin traversés par de nouvelles motivations ? de celles qui nous aidaient hier à lutter contre la dictature ; de celles qui nous pousseront demain à faire vivre notre démocratie et avec elle un environnement qui nous soit de moins en moins hostile. C’est en tout cas ce à quoi nous encourage la grande majorité des photographes». Mais les faits sont parfois têtus. Les résultats de la Commission d’enquête diligentée par le Conseil de sécurité concluaient quelques semaines plus tard à la responsabilité nord-coréenne dans le torpillage du Cheonan.

© Philippe Pataud Célérier

paru dans Chine Plus N°17, 9 décembre 2010

Tous mes remerciements aux musées des Beaux-Arts de Houston et des Arts de Santa Barbara, aux galeries d’art contemporain Arario (www.arariogallery.com) et Sun Contemporary (www.suncontemporary.com), à Photonet et à M. Cho et Kim pour le prêt des images.

 Notes : 

(1) Gwangju Biennale 2010 : Gwangju Biennale Hall, Ville de Gwangju, du 3 septembre au 7 novembre 2010, www.10000lives.org (2) www.mphotonet.com

Pour en savoir plus : 

Chaotic Harmony, contemporary Korean Photography, Première grande exposition consacrée à la photographie contemporaine. Organisée par les musées américains des Beaux-Arts de Houston et des Arts de Santa Barbara. Juillet-septembre 2010, www.sbma.net  Korean eye : Moon Generation, Philippe de Pury, Saatchi Gallery, 2009, www.phillipsdepury.com

1 commentaire

  • Virginie
    05/05/2013

    Bonjour, est-ce possible de connaitre le nom de l artiste dont la photo est utilisée au tout début de votre article? Merci infiniment et bonne continuation. Ça fait plaisir de lire des articles sur l art coréen pas encore decrypte.

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