XI, parce que ce n’en est que le commencement – Chapitre II

XI, parce que ce n’en est que le commencement – Chapitre II

Shanghai, rivière Suzhou, 2003 © www.philippepataudcélérier.com

Shanghai. Mars dernier. À la fin d’une de ces journées tout à fait désœuvrées et très mornes, comme j’ai le secret d’en passer, je me trouve Fuzhou lu, la rue de la ville de Fuzhou : après m’être arrêté dans une librairie où je cherche sans succès un livre sur la rivière Suzhou je poursuis ma route en direction de la Poste centrale – l’ancienne poste de la Concession internationale -, prenant pour seul fil conducteur la lumière aveuglante de ces fins d’après-midi. Bus et taxis roulent au pas. Les carrosseries crachent des fumées noires. Les piétons contournent les échafaudages en bambous, évitent les déblais des maisons écroulées, filent sans cesse du trottoir à la rue.

« Cai xie ! cai xie ! cai xie ! : On cire ! On cire ! »

Les cireurs de rues bougent leur tête par saccades comme des pigeons sous les pieds des passants. Des vareuses bleues à col marin défilent par vagues. Les foulards jaunes flottent au vent, pareils à des étoiles de mer. Chaque carrefour est aussi dense qu’un exode. Les collégiens attendent, les yeux fixés sur des écrans de jeu vidéo, que le feu passe du rouge à l’orange puis au vert. Comment le rouge peut-il arrêter ? Les Gardes rouges voulaient intervertir les couleurs des feux de signalisation.

Vert ! La Perle de l’Orient, la tour de télévision de Shanghai, émerge au-dessus des têtes. Gracieuse comme un bulbe d’oignon ayant germé trop vite sous une sève d’hélium. Les gens se pressent, accrochent au passage les bras écaillés des mannequins posés devant les vitrines des boutiques à dessins. Les nez sont longs, droits, les figures cireuses, sanglées de regards aussi bleus qu’un dégradé d’ecchymoses dans un ciel de pendus dont j’observe tout à loisir les traits hypnotiques entre les passants. Ces corps ne sont pas ceux de la rue, ni même la représentation qu’en avaient les lettrés, laquelle tenait non à la forme du modèle, mais à ce qui la rendait possible : son souffle, son sang, ses flux. Non ses proportions géométriques ou autres configurations anatomiques. Ainsi pour dessiner un corps, la science du bourreau était plus prisée qu’une leçon des Beaux-arts. Le modèle devait être vivant. Non une nature morte. La contemplation du beau n’avait pas l’éloquence de la douleur.  Le silence était un aveu.

« Yapo ! Yapo ! »

Shanghai, publicité et propagande © ppc
Songes et mensonges, Shanghai, 2003 © www.philippepataudcélérier.com

Comme souvent j’observe au pied de l’ancien centre politique de la Concession internationale – Shanghai Municipal Counsil – les façades concaves des immeubles Hamilton et Métropole : deux silhouettes de fantômes galonnées de ciel et de vide en chevron. Des structures jumelles crénelées d’une volée d’arcs-boutants qui la nuit s’étirent comme des ombres en cire sous les réverbères. Une marchande de rue prépare une sauce aux haricots rouges. Une autre vend du tabac du Sichuan en faisant claquer des cymbales. « Restez éternellement jeune ! » placarde une grande société de cosmétique. « Ne croyez pas forcément tout ce que vous lisez ! », met en garde une affiche de propagande.

Songes et mensonges.

« Yapo ! Yapo ! »

Le vendeur de journaux regarde passer trois jeunes femmes qui s’arrêtent devant une boutique de lingerie féminine. Les tailles des soutiens-gorge sont pour le moins inhabituelles. Les shanghaiennes gonflent leurs formes, affirment leurs différences. L’anatomie prend le relais du corps social en pleine déliquescence. De l’unité familiale à l’unité de travail, le groupe se désolidarise. La femme s’individualise. Certaines ont les cheveux décolorés, blonds, rouges, verts. Fanatisme de la différence quand il se nourrit du regard des autres.

Enfin l’air du large el le fleuve Huang Pu qui coupe Shanghai dans des circonvolutions de serpent repu avant de mêler ses eaux noires au Yangtzi et de courir vers la mer de Chine. Sur cette partie de Fuzhou lu, on déambule dans la réverbération phosphorescente des tours de Pudong, le nouveau quartier d’affaires installé sur la rive orientale du Pu.

« Pudong ! Une brève, une longue. Deux syllabes comme une plainte de péniche sifflant des constructions dignes d’une épopée figée dans la sucrerie ». © www.philippepataudcélérier.com

Pudong ! Une brève, une longue. Deux syllabes comme une plainte de péniche sifflant des constructions dignes d’une épopée figée dans la sucrerie. Passé ce premier décor, surgit la tour Jinmao : immense toise graduée avec des nervures de bambous, hachurée à grands traits, comme à coups de fusain, sous l’estompe d’un ciel sans grain. Dans son ombre, « Shiji Dadao », l’avenue du Siècle. Longue saignée oblique pareille à une diagonale de fous ; ces fous qui rient à l’illusion du monde avec des regards d’aveugles : quatre kilomètres de long, cent mètres de large, drapés d’asphalte ombragée par des camphriers à perte de vue. « Les Champs-Élysées de l’Orient ! » répètent ceux qui ne veulent rien entendre. Nouveaux temples d’une religion sans Dieu, pour des nuits sans nuit ? La faiblesse de l’homme se mesure-t-elle à la grandeur de ses édifices ? Simples édicules pour des Dieux prostatiques ou fonts baptismaux des prochains Tienanmen ?

Allez hop ! Je poursuis sur le bund, parallèle aux voitures, aux cyclistes, aux péniches et à toutes ces choses qui flottent sans nom. Des visages, des accoutrements, des allures viennent à moi. Les filles circulent, l’oreille collée au portable, la figure masquée pour se préserver du hâle. Glaces, maïs, saucisses rubicondes fumées à la cannelle contractent les mâchoires avec cette détermination farouche de ruminants. Allons bon ! Ce ne sont pas encore ceux-là qui feront la prochaine révolution et c’est peut-être tant mieux.

Allons bon ! Ce ne sont pas encore ceux-là qui feront la prochaine révolution et c’est peut-être tant mieux... © ppc
Allons bon ! Ce ne sont pas encore ceux-là qui feront la prochaine révolution et c’est peut-être tant mieux… © www.philippepataudcélérier.com

L’histoire d’un Shanghaien me revient régulièrement en tête : la neuvième catégorie puante – c’était le surnom des intellectuels pendant la Révolution culturelle – devait épandre les cultures maraîchères de Pudong pour nourrir Puxi la rive Ouest du Pu. « Chaque matin l’horizon était aussi noir que la merde que nous transportions. Devant les murs badigeonnés de calligraphies rouge sang, les fuyards pendaient aux réverbères. Et puis un jour des enfants déroulèrent les viscères d’un cadavre éventré pour les accrocher à la queue d’un chien ; et d’un coup sec frappèrent dans leurs mains comme on effraie des moineaux ! Oui comme on effraie des moineaux ! »

« Huangyin guangling !

Regroupement, distance, bonheur abyssal. Les gens plient bras et jambes, se serrent dans le cadre photographique délimité par les tours de Pudong, face au soleil, dos à la rivière dans la voix incessante des appareils automatiques qui vous pèsent et vous passent à la toise en hurlant : « Huangyin guangling ! Soyez le Bienvenu ! » Un bonheur béat court d’une figure à l’autre semblable à ces cônes en caoutchouc, fuselés de plumes en couronne, qu’on lance et renvoie à l’aide d’une raquette. Des volants qui tout autant que ces sourires se perdent dans les massifs de magnolias.

« Je suis très fière de Pudong ! Dix ans auparavant, il n’y avait rien, c’était le vide. Aujourd’hui, c’est le plein ! Que penses-tu de la tour Jinmao ? »  littéralement : « L’affaire en or. » 420 mètres de haut, 88 étages, huit, huit, « ba,ba ». Ma, virtuose d’erhu, viole à deux cordes, fait subitement rouler deux ronds de mercure dans un visage ovale. Une coupole d’ivoire ébréchée par une mèche noire :

« Quel sens donner à tout cela ?

– Quel sens de se vêtir ? m’avait-elle répondu. Pour traverser le Huang pu, les tunnels ne nécessitaient que quinze mètres de profondeur tandis qu’un pont exigeait d’être élevé à plus de cinquante mètres pour laisser passer les bateaux. Mais voilà, les tunnels ne se voient pas ! Non, ne se voient pas ! »

Pas autant que la belle structure métallique du pont Waibaidu que je m’apprête à traverser. (Elle délimitait en 1937 la concession anglaise du territoire occupé par les Japonais). Nansuzhou lu, la rue « du sud de la ville de Suzhou » est, à cette heure-ci, éclairée par les reflets du soleil sur la Perle de l’Orient. Ses couleurs froissées prennent dans la chaleur acidulée, les éclats purs et magnétiques du cristal. Avec pour écho comme le son clair d’un ciel heurté.

L’horloge de la Poste centrale vient de sonner seize heures. Sous sa tour lanterne, une divinité fixe l’horizon. A ses côtés, deux femmes assises sculptées. Plume en main, elles semblent attendre les premiers mots d’une histoire à l’ombre d’un drapeau chinois aux claquements presque télégraphiques. Je tentai de les déchiffrer lorsqu’une main me saisit la jambe. Sans même réfléchir, je m’affaisse sur le tabouret qu’on vient de me glisser. Le cireur a déjà placé des languettes de carton autour de ma cheville. Il porte un rectangle de tissu noir épinglé sur son épaule. La mort, portée au bras comme on peut être en grève de vie ? Une coutume héritée des prolétaires anglais trop miséreux pour s’acheter une tenue de deuil. La partie pour le tout. Veuf depuis peu, il possède pour toute fortune ce petit boulot qu’il pratique au noir, la peur au ventre par crainte des policiers qui patrouillent. Il y a moins d’un mois encore, il cultivait la patate douce. Il me montre ses mains calleuses de paysan aux ongles sales, en deuil dirait-on. Il a migré illégalement du Jiangxi, sans hukou, ce passeport interne obligatoire pour circuler d’une région à l’autre. Le cireur quémande deux kuai supplémentaires pour cirer cette fois mes semelles afin de «  faire briller mes pas » dit-il en rigolant. Avant de filer à grandes enjambées, comme on chausse un destin.

« Lai, lai, lai !!!!! »

Il est seize heures trente. Les cyclistes forcent le passage à coups de sonnettes et de cris avant de freiner semelles contre pneu, chaussures contre chaussée. Les plus lestés mettent pied à terre pour tirer ou pousser leurs charges sur le pont légèrement cintré au-dessus de la rivière. Les autres actionnent la sonnerie de leur bicyclette par crainte de perdre leur élan. Je vois défiler des chaises de bureau, des caisses de lapins aux pelages fluorescents, des brouettes de navets saumurés, des ballots de gants blancs, des sacs de riz bourrés de cheveux noirs comme le plus douteux des trafics, – l’ancien ghetto juif se trouvait à Hongkou, juste au nord de la rivière (1)- et dans cet ordre rapporté de façon très scrupuleuse, des bouteilles de gaz, des bouteilles d’eau puis des bouteilles d’eau gazeuse.

Une vingtaine de personnes lisent les journaux placardés devant la Poste. Visiblement c’est le Jiefang bao, le Quotidien de la Libération, qui attire le plus de monde. Quelques lecteurs patientent en étirant la jambe sur un panneau de signalisation. D’autres marchent à reculons et vous dévisagent d’un œil sévère. Des voyageurs passent avec leurs poings levés. On devine à leur résignation qu’ils manifestent moins une idéologie en marche qu’un difficile équilibre à tenir dans le bus bondé. La poste s’apprête à fermer.

On devine à leur résignation qu’ils manifestent moins une idéologie en marche qu’un difficile équilibre à tenir dans le bus bondé numéro 220. © www.philippepataudcélérier.com

Les femmes sortent par vagues, sac à mains posé sur la joue pour se protéger du soleil. Un vieil homme commence à dessiner des calligraphies sur la chaussée. Pour tout matériel, une bouteille d’eau prolongée d’un appendice en toile rembourrée qu’il frotte avec application sur le trottoir ainsi qu’on manierait un gros feutre noir. Avant même d’avoir pu le lire, le caractère disparaît dans l’ombre qui vient de surgir.

Là au pied de la poste, alors qu’elle est peut-être à cinq pas de moi, je croise un regard. De la couleur du loess. Le port de tête, haut, presque altier contraste étrangement avec ses mains qui s’agitent devant elle. Ces mains nous forcent à observer non ce qu’elles font mais ce qui les habite comme je remarquerai plus tard cette façon d’être, d’être présente en étant toujours ailleurs. 

J’adresse la parole à cette inconnue tout en m’attendant il est vrai à rien de bien précis. Curieusement, elle me répond en me donnant aussitôt son nom, celui que … qu’elle s’est choisie : «  Xi. Parce qu’en chinois, c’est…» (2) Elle n’en dit pas davantage mais sourit comme en connaissance de cause. Elle sortait de la Poste me dit-elle et prenait la direction de Fuzhou lu quand elle me vit penchée sur le sol et sortit… son ombre. « Oui, mon ombre », répète t-elle, ajoutant que tout cela est bien naturel : « Le mouvement d’un corps n’engendre pas un corps mais une ombre.» Elle allait : « là-bas, en direction de l’ouest ». Elle file toujours en fin d’après-midi « là où le soleil se couche ». Un cycliste manque de nous renverser en voulant stabiliser deux cages d’oiseaux posées sur son guidon. Comme si elle avait lu dans mes pensées, elle me dit aussitôt : « Ce sont des huamei ! Des oiseaux combattants difficiles à élever. Si difficiles ! On pend les cages l’une à côté de l’autre puis on retire la housse. Les oiseaux pris au piège de la lumière s’affrontent aussitôt à coups de becs entre les barreaux. » Elle sourit. Je l’imite, comme en connaissance de cause. De cause sans effets. Comme les bouddhistes, je ne crois pas au rapport de cause, seulement aux correspondances entre les choses. D’ailleurs n’allais-je pas entrer à la poste ?

Sans nous concerter, nous filons dans la même direction. BeiSuzhou lu, la rue du « nord de Suzhou » longe la poste dominée par cette statue aux talons chevillés d’une paire d’ailes. Hermès, le messager des Dieux, est aussi, je l’apprendrai à mon retour sur Paris, le guide des déplacements hasardeux sur les chemins ouverts par soi-même.

Notes : 

(1) Environ 30 000 Juifs vivaient à Shanghai, en provenance d’Allemagne puis d’Autriche après l’annexion de ce pays par le IIIe Reich en 1938. Les Japonais les regroupèrent dans le ghetto de Hongkou en 1943. (2) Xi se prononce si.

Chapitre III

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