L’Art primitif ? Connais pas !

L’Art primitif ? Connais pas !

« Dans toute culture, écrit Wingert (1), le test de la valeur d’une oeuvre d’art est sa capacité à conserver ou conforter son impact initial quand on la revoit. L’art du Pacifique Sud a cette capacité et l’oeuvre en fait doit être vue à plusieurs reprises pour que ses qualités esthétiques soient pleinement appréciées ».

Sepik, crâne surmodelé, Quai Branly © www.philippepataudcélérier.com
Sepik, crâne surmodelé, Quai Branly © www.philippepataudcélérier.com

Encore cette méprise qui consiste à nous faire observer, pis mesurer, un objet à l’aune, non de ce pourquoi il a été créé (et que nous ne pouvons pénétrer sans une connaissance approfondie de la société qui l’a produit), mais selon cette science du beau, l’esthétique, chaque fois convoquée comme par un étrange réflexe policier de nos sens, pour apprécier ou rejeter un objet tribal.

Si le mobile esthétique est souvent étranger aux actions qui ont poussé les hommes dits « primitifs » (2) à penser puis à concevoir matériellement un objet, cela ne signifie pas pour autant que l’objet ne relève du beau ou ne doive susciter aucune émotion chez son contemplateur. Seulement réduire ces témoignages à de seules considérations artistiques, outre le fait que cette réduction révèle souvent l’indolence de nos interrogations, trahit l’insouciance et le désœuvrement dans lesquels on les tient, face au monde, au matériel, à l’invisible et à eux-mêmes.

Exposition Dogon 2011, Quai Branly © ppc
Exposition Dogon 2011, Quai Branly © ppc

Ces témoignages, ces expressions, pour être communes à autant de civilisations anciennes ou contemporaines, des grottes espagnoles d’Altamira aux peintures pariétales des terres d’Arnehm d’Australie, traduisent pourtant moins des obsessions décoratives, que des tourments d’ordre spirituel. « En tout cas écrit, Karel Kupka (3) l’homme n’a pas conçu l’art comme un simple jeu, sinon, il ne l’aurait pas pratiqué avec autant d’obstination. Il en a ressenti le besoin, car l’art constituait pour lui une fonction essentielle ». Les dessins pariétaux expriment une vision du monde qui s’inscrit toujours dans une dimension religieuse.

Canada, Victoria, Parc Thunderbird, BC © ppc
Canada, Victoria, Parc Thunderbird, BC © ppc

« On sait depuis longtemps, écrit Durkeim (4) que les premiers systèmes de représentation que l’homme s’est fait du monde et de lui même sont d’origine religieuse ». Ces expressions originelles ont pour finalité, non de traduire un langage plastique, une expression formelle mais de matérialiser, de révéler au travers de formes, matières et couleurs, les rapports qu’ils entretiennent avec les différentes sphères du réel et du sacré. Chez les Marind Anim, papous de l’embouchure de la Fly de l’Irian-Jaya (Nouvelle-Guinée occidentale), les hommes passent énormément de temps à tresser leur chevelure, préparer leur parure pour la grande cérémonie consacrée à la mer. Et quand, ils sont enfin prêts, c’est pour agiter leurs plumes et simuler ainsi le mouvement des vagues (5).

Malekula, îlot de Vao, Vanuatu © Philippe Pataud Célérier
Malekula, îlot de Vao, Vanuatu © Philippe Pataud Célérier

L’esthétique est rarement une recherche en soi et pour soi mais le produit de relations indexées sur l’interprétation de l’homme face à son environnement naturel. Certains prétendent que les sociétés où l’homme est plus dominé par la nature qu’il n’est dominateur (6), engendrent des expressions artistiques abstraites. « L’art primitif débute toujours dans l’abstrait » nous dit André Leroi-Gourhan (7). A l’inverse, l’art figuratif semble l’apanage des sociétés qui maîtrisent davantage leur environnement matériel. Le comment peut se confondre avec le pourquoi. Seulement là où notre réflexion devrait s’interroger sur les liens étroits qui unissent l’homme et sa représentation au et du monde (l’objet, la parure, le tatouage, etc) nous lui substituons l’unique médiation de nos sens mis en branle par notre conditionnement culturel (je vois je compare). L’attraction ou la répulsion, que produisent leurs emprises sur l’objet devenu œuvre, (crâne surmodelé, dessin pariétal, tatouage, coiffures, etc) nous masque sa profonde signification. Un crucifix roman n’était pas une œuvre d’art avant d’entrer au musée répète Malraux (8). Ainsi jugeons-nous la forme sans en connaître la substance.

Tribu des Huli, Région de Tari, Southern Highlands Province, Papouasie Nouvelle-Guinée, 1995 © ppc
Tribu des Huli, Région de Tari, Southern Highlands Province, Papouasie Nouvelle-Guinée, 1995 © www.philippepataudcélérier.com

Qu’importe dirait André Breton: « Aimer d’abord. Il sera toujours temps, ensuite de s’interroger sur ce qu’on aime jusqu’à n’en vouloir plus rien ignorer »(10). Pourtant substituer nos sens au sens originel de l’objet, pour retenir l’œuvre et non plus l’objet, la beauté et non plus l’essence, nous trompe sur le mobile des hommes et la nature de leur société. Plus grave encore, en nous égarant, nous perdons aussi les derniers survivants de ces peuples premiers. Chez les Asmat (sud de l’Irian-Jaya) la sculpture qui sanctionnait une prise de décision communautaire tant l’acte relevait de la sphère du sacré, est désormais une affaire individualiste. Chacun sculpte mais pour vendre aux touristes de passage. L’acte spirituel cède la place à la production de biens et les formes sont sculptées pour mieux répondre aux goûts des consommateurs à défaut de communier avec les esprits. L’œuvre recouvre l’objet. La production d’imaginaire s’étiole face à la capacité des soutes de bagages. La taille des boucliers diminue et l’inspiration des pictographes puise désormais dans nos abécédaires. L’objet se métamorphose. La représentation du monde se normalise.

Tambour à fente, détail © ppc
Tambour à fente, détail © ppc

Comprendre d’abord, il sera toujours temps de haïr ensuite et l’on saisira davantage en éclaircissant les relations qui unissent le créateur à l’objet (la fonction) et l’objet tribal à nous mêmes, que l’arrêt de nos sens à la seule surface plastique de celui-ci constitue un détournement d’essence; une action qui étouffe les interrogations, les incertitudes qu’énumère cette civilisation face à elle même, face à nous mêmes et à tout ce qui lui et nous échappe.

Mais déjà le marteau du commissaire priseur résonne de nouvelles certitudes et nous voilà, si nous en doutions encore, rassurés: l’objet est non seulement une oeuvre d’art mais possède un prix ou un coût, c’est selon: « Entre 3 ou 4 000 euros ! la Nouvelle Guinée, vous savez, c’est pas la porte à côté ! » m’a t-on répondu. Comme Picasso, interrogé en son temps sur « l’art nègre », répondrons-nous: l’art primitif ? connais pas ! » et ajouterons nous peut-être aussi: Nos interrogations, un peu plus. Enfin peut-être.

Philippe Pataud Célérier, texte paru dans le magazine Art Tribal.

Notes : 

(1) Christian Kaufman, L’art océanien, Edition Citadelles,1994 (2) « Ce que nous appelons, non sans gauchissement quand il vit de nos jours, un être gouverné par des affects beaucoup plus élémentaires que les nôtres ». (André Breton, préface de « Un art à l’état brut« , Karel Kupka. Editions Clairefontaine, Lauzanne,1962. (3) Un art à l’état brut, (Op. Cit.). (4) Emile Durkeim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris 1912, réédition P.U.F. 1968. Armand Collin Editeur, Paris, 1986. (5) Paul Wirz, Die Marind Anim von Hollandish Süd Neu Guinea, Hambourg, 1922. (6) Claude Roy, L’art à la source. I Arts premiers, arts sauvages. Editions Gallimard, 1992. (7) André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Éditions Albin Michel, 1964. (8) André Malraux, La psychologie de l’art, Editions Skira, 1946. (9) Un art à l’état brut, (Op. Cit.).

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