Le Laos un petit pays comme un carrefour enclavé
Le Laos ne manque pas de ressources. Seulement de bras et de capitaux. Petite nation de cinq millions d’habitants cernée de pays 2 à 260 fois plus peuplés, le Laos cherche sa voie. Entre l’intégration régionale et la préservation de son identité nationale, le chemin est étroit et les Laotiens restent prudents. Ici on aime prendre son temps.
« Doo…mmage ! » Un bruit sourd, celui d’une masse frappant une poutre résonne brutalement. Rapidement secondé par un écho sec, métallique ; un coup de maréchal-ferrant. «Beeen vue !» Le timbre est chaud, l’accent presque méridional. Les mains tiennent fermement au-dessus des fesses, dans un axe de terre battue, cerné par deux baskets à l’ombre d’un béret, deux boules énormes qui s’entrechoquent régulièrement. «Oh !!!» Une nouvelle clameur. Les voix fusent. Nasillardes, ce ne sont pas celles qui tutoient habituellement le chant des grillons. Pourtant, un banc en bois souligne un beau ciel bleu, oblitéré par la tour carrée et blanche d’une église. Adossée contre le mur lézardé du café, une quinzaine de retraités ont les yeux fixés sur le jeu de pétanque. Aucune femme. Pas davantage derrière les murs, patronne exceptée, où le mah-jong, jeu d’échecs chinois, a détrôné les cartes à jouer sur la toile cirée. Le pastis a la couleur du café nam (café au lait) qui vrille ses épices comme de l’encens, au-dessus des verres Duralex. Nous sommes à Savannakhet, ville de 60 000 habitants, dans le sud du Laos. Ici on aime prendre son temps. Car du temps, on en a autant que de l’espace. Pour le moins inhabituel en Asie.
Près de 5 millions de Laotiens occupent un pays de 237 000 km2, sans débouché maritime, ni chemin de fer, enclavé au cœur de la péninsule indochinoise, entre la Chine, la Birmanie, la Thaïlande, Le Viêt-Nam et le Cambodge (Le Laos, un pays plein d’énergie en quête de devises, par Philippe Pataud Célérier, Le Monde Diplomatique,juillet 1999).Avec une vingtaine d’habitants au km2, le pays présente la densité démographique la plus faible de l’Asie. Une faiblesse numérique à laquelle répond un étonnant morcellement ethnique. Pas moins de 47 groupes (1) selon les critères de classification retenus vivent dans ce pays aux deux tiers montagneux sous l’impulsion de la cordillère annamitique. «Beeen joué !» Simbat, bouliste invétéré qui porte un short comme le vent un drapeau, appartient aux Lao Loum, les lao des plaines, de langue Thaïe, riziculteurs, bouddhistes, et donc boulistes pour certains Lao du Sud. Simbat adore jeter quelques mots français : «beeen vu !» De 1962 à 1967, il était élève au lycée français de Savannakhet. «Vous connaissez le proviseur Vialat ? Bon, très bon proviseur». Il se lève puis subitement me souffle à l’oreille. «Moi, sergent instructeur dans armée française, c’est le commandant qui m’a apprit à tirer» .
«À Savannakhet il n’y a pas de chiens», plaisantent les Laotiens. La ville compte de très nombreux restaurants tenus par les Chinois, plus encore par les Vietnamiens, une main d’œuvre importée de l’Annam pendant l’époque coloniale, dont les chapeaux coniques filent sur les marchés comme des pions courant à dame. La population laotienne est rurale à 80%. Pauvre, ajoutent les économistes, l’œil rivé sur le produit national brut (il serait de 350 dollars par an et par habitant), mais non miséreuse rétorquent certains observateurs, grâce à une économie d’auto-subsistance ou d’échanges non monétarisés (troc, entraide familiale).
Savannakhet est distante de Vientiane, la capitale, d’une bonne journée de bus. Neuf heures d’oxygène de poussières avant que Japonais et Australiens ne ravalent ou construisent ponts et routes. Depuis 1991, année de dissolution de l’U.R.S.S., (principal partenaire économique de la République Démocratique Populaire Lao, régime communiste dès 1975), l’aide internationale représente le tiers des recettes budgétaires de l’État. Les infrastructures sont largement défaillantes et de fortes disparités apparaissent entre milieux urbains et régions rurales. Si 85% des Laotiens n’ont pas d’électricité, 80% des habitants de Vientiane en bénéficient quand seulement 3% des villages sont reliés à un système d’adduction d’eau potable. Il est vrai que le relief du pays ne facilite pas les communications.
Aussi la politique gouvernementale vise-t-elle à déplacer ou sédentariser certaines minorités montagnardes en bordure des grandes voies de circulation fluviale ou routière. Des projets de développement qui répondent aussi à des mobiles tout autant politiques (maîtriser des populations difficilement contrôlables), qu’économiques (soustraire un patrimoine forestier à ces paysans-essarteurs). La sylviculture, outre qu’elle assure le paiement de la solde aux militaires, engendre 25% des devises du pays. En dépit des coupes claires, la forêt recouvre encore près de la moitié de la superficie du pays.
À Savannakhet, qui signifie «territoire paradisiaque» parce qu’en effet, depuis Vientiane, le relief s’aplanit pour engendrer de très larges plaines fertilisées par le fleuve, le Mékong hôtel est une charmante maison coloniale avec des murs écaillés, des escaliers en bois chancelants et ces jalousies face aux rives du fleuve. De nuit, les murs résonnent d’un étrange tempo. Une cognée sourde et répétitive comme un front solitaire. De la musique techno. L’hôtel est aussi une maison de charme.
Chaque soir, sous un arbre immense, où pend telle une cage à canaris un autel pour le culte des ancêtres, des figures incroyablement pâles et sereines s’inclinent avec une élégance de roseau. Les fumées d’encens, comme des esprits bienfaisants, courent après les robes translucides et diaphanes. Ces lucioles sont vietnamiennes, dépêchées de Da Nang, pour faire bouillir quelques marmites. Les clients, Thaï, Chinois ou Lao, descendent de voitures confortables. Face à la marquise décrépite de l’hôtel, les portes, blanches et grises, s’enchaînent avec une régularité de clavier à piano. Derrière, des intérieurs de poupées aussi profonds que des cabines d’essayage. Certaines filles espèrent davantage et attendent le souteneur et Charon qui leur fera franchir le Rubicon.
Car, de l’autre côté du Mékong, c’est la Thaïlande. Les immeubles poussent toujours plus haut. En bas, parfois, une séropositivité qu’on cache comme une morsure, alitée aux hasards des retours, dans l’hôpital de Savannakhet, ancienne poste en partie détruite et reconvertie, où l’on meurt désormais à l’adresse indiquée. Officiellement, les chiffres décomptent quelques dizaines de malades dans la région. Officieusement, les organisations non gouvernementales en recensent plusieurs centaines. Les femmes sont aujourd’hui moins nombreuses à gagner la capitale pour prendre un travail d’appoint pendant la période de soudure, c’est à dire entre deux récoltes, lorsque le riz vient à manquer (Ce qui n’est pas une hypothèse d’école avec moins de 3% de terres rizicoles et des conditions climatiques souvent difficiles). Certaines de ces femmes, dit-on, gagnent la Thaïlande, où l’on manque toujours plus de jambes que de bras (2).
Pour l’heure, un seul pont traverse le Mékong : le pont de l’Amitié entre Nong Khaï (Thaïlande) et Vientiane, la capitale lao; mais d’autres projets sont en cours pour désenclaver le Laos et mettre en valeur sa position de carrefour face aux pays voisins peuplés entre 2, 12, 16 et 260 fois environ la population laotienne, pour, dans l’ordre, le Cambodge, la Thaïlande, le Viêt-Nam ou la Chine. Deux ponts sont prévus à hauteur de Savannakhet et plus au sud de Paksé, consacrant l’émergence de nouveaux couloirs transversaux entre la Thaïlande et le Viêt-Nam ainsi que de nouvelles recettes douanières au passage pour le Laos. Bien que sa récente adhésion à l’Ansea (Association des nations du sud-est asiatique) et l’accord de libre échange que postule ce nouveau marché commun de 500 millions d’habitants, obligent le Laos à réduire ses droits de douane sur la plupart des produits échangés. Plus généralement, ces réseaux permettront aussi, en drainant de nouveaux axes urbains, de contrebalancer des points de métropolisation boulimiques (Ho Chi Minh ville, Hanoï, Bangkok) tout en maillant davantage l’Ansea.
Mais la géographie du Laos fait surtout des envieux pour le potentiel hydroélectrique que lui assure le Mékong via la vingtaine d’affluents qui marbre son territoire. Le territoire laotien posséderait 50% des ressources énergétiques du réseau fluvial; avec une puissance estimée par la Banque asiatique de développement à quelques 18 000 mégawatts. Seulement 1% de cette manne serait actuellement exploitée. Un revenu potentiel de 20 milliards de dollars annuel pour celui qu’on surnomme déjà le «nouveau Koweit de l’Asie du sud-est». C’est excessif. Son PIB annuel n’est pour l’heure que de 2 milliards de dollars, et la crise économique a calmé ces derniers trimestres, l’appétit de ses voisins industrialisés.
Principal partenaire économique, la Thaïlande, vient de réviser sa consommation domestique à la baisse, pénalisant l’économie laotienne dont les devises sont tirées essentiellement de ses ressources énergétiques (forêt, ressources hydroélectriques, étain, sel gemme, gypse, or, fer, charbon, lignite, zinc). Nombre de fonctionnaires commencent à gagner les campagnes pour se nourrir. La faiblesse des salaires renforce le secteur informel au détriment des recettes fiscales. Et le Laos importe la majorité de ses produits finis.
Sous-peuplé, laminé par la guerre – le pays reçut de 1964 à 1973 les visites de 580 344 bombardiers américains soit un toutes les huit minutes (3) – le Laos souffre toujours de nombreux retards : des structures économiques presque inexistantes, une main d’œuvre sous-qualifiée, des formations professionnelles peu nombreuses, un niveau éducatif faible, un cadre juridique flou et instable, dissuasif pour nombre d’investisseurs.
Des quelque 400 000 personnes qui avaient fui le régime communiste en 1975, plusieurs dizaines de milliers reviennent au pays. La démarche est souvent difficile dans un pays où le marché est étroit, les tracasseries administratives à zèle variable, selon le traitement perçu par le fonctionnaire, les débouchés rares. À l’inverse de désirs qui vont crescendo‑: ceux d’une jeunesse élevée à coups de publicité thaie, et dont les frustrations par manque d’emploi, d’argent et d’avenir s’exprimeraient plus violemment si la diaspora ne jouait le rôle de soupape sociale. Comment expliquer autrement que par l’envoi régulier de dollars, francs ou autres devises, la possession par nombre de jeunes urbains d’une moto qui coûte environ 10 000 francs, alors même qu’un directeur d’hôpital ne gagne pas 300 francs par mois.
La chaleur de midi chasse les derniers boulistes et avec eux, dans le vrombissement d’une mobylette, la nouvelle confidence de M. Vong remise sous la forme d’une lettre écrite par ses enfants vivant en France : «Ancien combattant de la deuxième guerre mondiale depuis 1943, puis dans l’armée royale et nationale contre l’armée révolutionnaire de 1958 à 1975 et titulaire des médailles coloniales et croix de guerre. Par suite des évènements survenus au Laos, le 2 décembre 1975, j’ai été comme tous les officiers de l’armée laotienne, incarcéré au camp de Tchépone du 25 mai 1975 au 30 novembre 1982. Mon grade au moment de la déportation était colonel. Pendant ma détention, ma famille a été obligée de vendre tous les biens que nous possédions pour me ravitailler en vivres comme en médicaments. Les détenus manquaient de tout, de riz comme de sel dans cette zone marécageuse. L’ambassade de France m’a enfin accordé une retraite. En tant qu’ancien combattant, je reçois désormais 103,71 francs par an depuis cette année». Restent la terre, la famille et les boules.
Texte et photos © Philippe Pataud Célérier,
Paru en novembre 1999 dans Globe Mémoires, revue documentaire multimédia.
Notes :
- 1/ Les Lao des plaines, groupe ethnique majoritaire ne représentent jamais que la moitié des 5 millions de Laotiens.
- 2/ «Un mot, ”mai noi”, désigne les petites épouses en Thaïlande»
- 3/ Sept milliards de dollars ont été dépensés par les États-Unis. Source : Enregistrements du congrès américain du 14 mai 1975.