Dom : les soutiers de la mort de Bénarès
Ronflement de forge, poitrine asthmatique… On rit à l’illusion du monde en chantant sur la piste des Dieux. L’Inde a tué la mort. Et quand on a tué la mort on danse, on danse sur les crématoires. À Bénarès, les Dom ont le monopole des crémations. Enquête sur une communauté d’intouchables méprisée et redoutée par les hindouistes mais indispensable à leur trépas.
Varanasi, Bénarès pour les Occidentaux. Des centaines de personnes manifestent dans la rue. Elles dénoncent l’intervention policière qui a fait cesser leur action. Un travail pourtant salvateur en cet été torride qui précède la mousson. Riveraines d’un étang transformé en décharges, elles en nettoyaient les abords. Rien de très répréhensible a priori, sauf que ce bassin est aussi un lieu d’ablutions et que, pour nombre de dévots plus religieux qu’écologiques, des offrandes peuvent se nicher parmi les déblais.
A Kashi, le nom pieux de la ville, rien n’est vraiment ordinaire. Les dieux, il est vrai, ont montré l’exemple : ainsi Bhairava, avatar colérique du dieu Shiva, devenait, en entrant dans Bénarès, le premier des magistrats, alors même qu’il avait décapité l’une des cinq têtes de Bhrama, le grand dieu de la trinité hindoue – Bhrama représentant l’élément créateur, Vishnu le conservateur et Shiva le destructeur. Le criminel se transformait en policier chargé de punir ceux qui portent atteinte à la sainteté de la ville. La transgression du sacré se muait à Bénarès en sacré de transgression.
Nul doute que le destin des dieux influencerait celui des hommes. Puisque Bénarès purifie tout ce qui entre en son sein, les champs crématoires situés en général à la périphérie des villes en raison de leur impureté, se trouvent, à Bénarès, au cœur de la cité. Observez le Gange. Ici il cesse de suivre la direction du sud, pôle de Yama, dieu de la mort, pour remonter vers le nord, sa source himalayenne et le mont Kailash, demeure de Shiva, déité tutélaire de Bénarès. Procréateur et destructeur, dieu suprême, Shiva ne se frotte-t-il pas le ventre avec la cendre des morts ? Obstétricien du dernier souffle, ne délivre-t-il pas à l’oreille des mourants les » ferry-boat mantra « , ces formules rituelles grâce auxquelles le défunt, échappant à la nécessité de renaître, obtient la libération finale.
Mourir à Bénarès est donc une bénédiction pour un Hindou, et les cendres remises au Gange filent vers des blancheurs immaculées. Chaque jour, des morts affluent de l’Inde tout entière, mais parfois aussi des Etats-Unis ou de Grande-Bretagne… par avion, en train, camion, bus, rickshaw, à vélo, sur un brancard, dans un colis postal – les corps réduits en cendres réduisant les coûts de transport.
Un cadavre sanglé sur une civière en bambou cahote au-dessus des épaules des porteurs. « Ram nam satya hei, » le nom de Dieu est vérité ! « , hurlent ces derniers, de plus en plus fort. Les piles de bois des crémations évoquent les fondations d’une cité tout entière retournée pour embraser une gale imminente. Si le monde s’enflamme, à coup sûr l’étincelle sera partie d’ici ! En vingt-quatre heures, près de cent tonnes de bois ont été déchargées des bateaux, cent quarante cadavres ont été apportés sur Manikarnika, le plus important des deux sites de crémation.
Ici besognent jour et nuit les soutiers de la mort, les Doms. Une syllabe comme un tocsin. Leur tâche est ingrate. L’impur est contagieux. Ainsi des intouchables que l’on évite en raison des impuretés qui les souillent – éboueurs, vidangeurs, corroyeurs, blanchisseurs… – la basse caste des Doms de Bénarès est la plus redoutée ; que l’on méprise sans se méprendre ! Qui ferait autrement ce sale boulot ? Une exclusion inséparable de l’interdépendance des castes régissant l’organisation sociale. Car que l’on soit brahmane ou intouchable, le croyant ne peut connaître la délivrance sans acquérir la flamme sacrée entretenue et vendue par les Doms. Et ce » au moins depuis deux mille ans ! « , rappelle mon interlocuteur assis sur sa chaise à deux pas du tapis de braises nourri avec le bûcher des morts.
Il fait près de 45 degrés à l’ombre ventilée. L’homme s’éponge le front tout en surveillant ses ouvriers qui tisonnent à coups de canne en bambou la vingtaine de brasiers cascadant jusqu’au Gange. Il est l’un des trois fils de Kailash Chowdhury, surnommé Dom Raja. Personnage puissant et original, le roi des Doms partageait avec son cousin germain Iswar le monopole des crémations de Bénarès et des villages environnants.
Sa fortune était colossale. Sa demeure domine toujours le Gange. Sorte de petit palais baroque hérissé à chaque angle d’un tigre à la patte gauche levée – symbole d’impureté – griffes acérées et gueule ouverte rugissant au-dessus des eaux. Incroyable audace d’un intouchable qui toisait sur la terrasse ses voisins Rajput en troquant ses gardes du corps contre des crocodiles tenus en laisse. » Vous êtes peut-être raja (roi) chez les vivants, moi je suis raja au royaume des morts ! N’oubliez pas que c’est à Chowdhury que vous allez réclamer la flamme sacrée ! Tout comme le roi préféré des dieux, Harishchandra, la réclama à notre ancêtre Kalu Dom pour incinérer son propre fils. » Les deux hommes sont morts depuis, et leurs activités ont été reprises par leurs sept fils.
La famille héritière compte aujourd’hui quatre-vingts membres sur une communauté d’environ sept cents Doms, parmi lesquels cent trente ouvriers actifs, payés cent roupies pièce (deux euros ) par la famille du défunt. Outre la vente de la flamme sacrée, plusieurs privilèges échoient aux héritiers : prélever cinq bûches sur le bois acheté par la famille, récupérer les linceuls – quand ils sont de bonne facture – et les bières en bambou – transformées en rames par les bateliers – jusqu’aux bûches non entièrement consumées qui sont revendues ou rapatriées pour leurs besoins domestiques.
Menton dans l’eau, les ouvriers cherchent dans la boue cendreuse du Gange les précieux objets que portait le défunt à sa mort et que nul, selon la coutume, n’a le droit d’ôter avant l’incinération. Cette tâche, dernier privilège du fils, doit être d’autant mieux menée qu’elle consacre plusieurs semaines de crémation, et que, demain, selon la règle très codifiée du pari, le système qui accorde par roulement un droit au travail, le fils arrivera au terme de ses privilèges et ses ouvriers à celui de leurs droits au travail. Il laissera alors sa place à un autre parent, qui exécutera à son tour son pari avec la complicité de ses propres ouvriers-orpailleurs.
Un groupe d’hommes réclame la flamme sacrée. Chowdhury s’enquiert aussitôt de la fortune du défunt afin de fixer le prix qu’il est en droit d’attendre : quelques centaines de roupies, une récolte, une vache, un palais tout entier… Le marchandage est parfois tendu.
Il y a trois ans, la municipalité de Bénarès a tenté d’imposer un prix unique. Le texte a été placardé. Discrètement. » Qui connaît le jour de son trépas ? ont questionné les Doms. Comment fixer alors le prix de la délivrance ? » Les autorités municipales n’ont pas insisté. Aucune ne tenait à se mettre à dos les Doms. Mais leur rente agace dans un univers économique de plus en plus compétitif. » La seule vente de la flamme sacrée peut rapporter au détenteur de pari plus de 20 000 roupies ! Parfois, en une vente, les héritiers peuvent encaisser ce qu’ils ne gagnent pas en six mois. Imaginez leur tête quand le crématorium électrique vit le jour ! « , sourit Mala, batelier de trente-neuf ans. Son métier est d’immerger au fond du Gange les êtres qui ne peuvent être incinérés : les enfants n’ayant pas achevé leur première dentition, les personnes victimes d’une morsure de serpent – le reptile est sacré –, certaines personnes saintes ou les pestiférés chez lesquels on redoute les cendres contagieuses.
Depuis les années 1980, les autorités locales tentaient de mettre en place un projet antipollution avec l’appui du Premier ministre de l’époque, Rajiv Gandhi. Au cœur du programme, des unités de traitement des eaux et ce crématorium. Coïncidence ou non, le projet était défendu par un brahmane, responsable d’une fondation écologique, et mahant, c’est-à-dire grand prêtre, du temple de Sankat Mochan. » Le crématorium, dénoncent les Doms, était une décision moins écologique que politique : briser notre monopole ! » En effet, s’ils ont un statut religieux élevé, les brahmanes n’ont pas forcément un pouvoir politique et une position économique corrélée à celui-ci.
» Il est vrai, explique M. R. K. Mishra, le fils du mahant et également le responsable du laboratoire de recherches Swatcha Ganga, que la pollution par les cadavres peut paraître résiduelle à côté de celle qui est provoquée par les eaux usées que déversent chaque jour plus d’une centaine de villes importantes. À Bénarès, les coliformes fécales atteignent 47 000 fois le standard indien autorisé pour prendre un bain partagé quotidiennement par 70 000 personnes. Mais quand vous avez quelque deux cents crémations quotidiennes, la plupart bâclées par manque de moyen des familles, – il faut en moyenne quatre cent kilos de bois par corps, le prix du maund, (37,3 kg) oscillant, selon sa qualité et son état de sécheresse, entre 90 et 130 roupies –, plus l’immersion des corps et des animaux sacrés – vaches, singes,… – cela fait beaucoup de cadavres dans le Gange. Nous avons essayé d’introduire des milliers de tortues mangeuses de chair humaines…aussitôt braconnées par la population. C’est pourquoi, au début des années 90, fut implanté un crématorium électrique sur Harishchandra ghat, avec un prix assez bas, le tiers du prix d’une incinération traditionnelle. »
Ainsi, chaque jour, plus de trente corps partaient en fumée, et autant de recettes. Doms, partis politiques orthodoxes, croyants, marchands de bois, bateliers, guides touristiques, les lobbies se mobilisèrent. » Comment renaître sans la flamme sacrée ? Comment Shiva se frottera-t-il le ventre sans la cendre des morts ? » Le crématorium fonctionna six mois, puis tomba en panne.
Aujourd’hui c’est une masse de béton où l’on traie les vaches. » Mais pour combien de temps ?, interroge le batelier. Le bois est de plus en plus cher et la figure embarrassante de Dom raja n’est plus là. La municipalité parle de remettre en marche le crématorium. » Conscients de leurs intérêts, certains Dom redistribuent aux indigents sous forme de bois une partie de leurs privilèges, rendant moins urgente la réparation du crématorium. » Nous aussi nous voulons participer à la dépollution du Gange !, déclare un Dom. Nos familles sont les premières à souffrir de la proximité des cadavres. Mais comment faire si la municipalité condamne notre emploi et nos croyances ? » » La municipalité m’a demandé, surenchérit le batelier, d’immerger les corps plus en aval de Bénarès. Mais comment expliquer à la famille que mon bateau s’éloigne vers la partie la moins sacrée de la ville pour remettre au Gange le corps de son enfant ? »
Philippe Pataud Célérier © texte et photos
Paru initialement dans Le Monde des Religions N° 9, sous le titre Bénarès la purificatrice, janvier 2005. En collaboration avec Arte, Le Dessous des cartes, Une géographie du sacré, diffusé en janvier 2005.
Voir les premiers chapitres du récit qui en a été tiré : Bénarès one Ground zero.
Pour en savoir plus :
Bhairava : terreur et protection. Mythes, rites et fêtes à Bénarès et à Katmandou, par Elisabeth Chalier-Visuvalingam, Presse Inter-universitaire Européenne-Peter Lang S.A., Bruxelles, 2003. Le Jumeau solaire, par Charles Malamoud (Seuil, 2002). Images du corps dans le monde indien, sous la direction de Véronique Bouillier et Gilles Tarabout, (CNRS Editions, 2002). La Religion des intouchables, par Robert Deliège (Presses Universitaires du Septentrion, 2004).Quand le temple prend vie, atmosphère et dévotion à Bénarès, par Mathieu Claveyrolas (CNRS éditions, 2003).
Ne pas manquer ce documentaire : Forest of bliss de Robert Gardner. Un regard poétique et lucide, brut, sur les rituels qui scandent le trépas au cœur de Manikarnika : voir le lien : CGP