Rencontre avec les Iban du Sarawak, anciens chasseurs de têtes

Rencontre avec les Iban du Sarawak, anciens chasseurs de têtes

Bornéo, troisième plus grande île du monde (une fois et demi la superficie de la France) se trouve au centre de l’archipel malais. La majeure partie, au sud (Kalimantan) appartient à la République d’Indonésie. Le nord comprend le sultanat du Brunei ainsi que deux Etats membres de la Fédération malaise : Sabah et Sarawak. C’est au cœur de ce dernier comptant une quarantaine de groupes ethniques et quelque cent cinquante langues et dialectes que nous avons rencontré les Iban. Plus connus sous le nom de « Sea Dayak » ces chasseurs de têtes avaient une réputation exceptionnelle. Que sont-ils devenus ? Comment vivent-ils désormais ? Récit. Loin de l’urgence du monde.

Sarawak, rivière Lémanak © ppc
Sarawak, rivière Lémanak © www.philippepataudcélérier.com

Sa couleur chanvre est aussi opaque qu’un verre de lait à force de délayer les boues glissantes des versants déboisés. La Lémanak retrouve progressivement ses eaux vert-bleuté à mesure que nos pirogues s’éloignent du fleuve Sarawak (1). Nous coupons les moteurs.Trois femmes battent leur linge sur une pierre plate, la taille sanglée dans un tissu bariolé, d’une seule pièce, retroussé aux genoux. Sous leurs pieds, les ombres grandissantes d’un curieux habitat posé sur échasse. Le soleil décline derrière une longue-maison, ces maisons tout en longueur, tenues à distance du sol, entre cinq à six mètres, par une centaine de poteaux plantés en rangs serrés. De loin les dents d’un peigne ratissant une bourre de glèbe entre ciel et boue. Tout autour une végétation luxuriante, avec, floraison incongrue, deux pirogues au milieu des arbres.

Nous sommes en queue de mousson. Les précipitations sont encore violentes, les crues rapides et fortes. Les Iban sont prévoyants. Car le peu de choses qu’ils possèdent est toujours le fruit d’un dur labeur. Et les pirogues, outre la circulation qu’elles permettent dans cette nature hostile, transportent les centaines de kilo de paddy (2) récoltées plusieurs kilomètres à la ronde. Comme rien n’arrive jamais tout à fait par hasard, plusieurs paniers en feuille de palmier ont été suspendus à un arbre toisant la rivière. Si les Iban amarrent les pirogues à bonne distance, ils n’oublient pas non plus de s’attacher les faveurs des puissances surnaturelles qui gouvernent la forêt, la montagne et le ciel.

Longhouse, Iban © www.philippepataudcélérier.com

Pour l’heure, l’immense terrasse en bambou –  tanju’ –  dominant la rive, tremble sur toute sa structure des coups lourds et répétés d’un pilon dans un mortier. Sous les bambous à claire-voie, les coqs guettent la moindre maladresse de cette femme pillant du riz. Deux vieilles font sécher des grains de poivre tandis qu’une meute de chiens dévale avec rapidité le poteau-échelle – un long tronc tailladé de marches – qui permet d’accéder à la longue-maison. Sur les quatorze maisonnées ou bilek – cellule d’habitation – composant la longue-maison, personne n’est encore revenu des champs. Il faudra attendre le soir pour qu’une cinquantaine de personnes se retrouve dans la galerie commune couverte – ruai -, assise sur des nattes en osier en faisant circuler un verre  de puissante bière de riz – tuak -. C’est donc une petite assemblée qui vit ici, comparée aux 180 personnes occupant en moyenne les premières longue-maisons découvertes en aval de la Lémanak.

Vanner le riz © www.philippepataudcélérier.com

« Bornéo est la terre des Dayaks. Nom que les étrangers appliquent à tous les non civilisés de l’île » écrivait Charles Robequain en 1947 (3). « Ce nom donné à l’origine par les Malais, – « dayak ou daya’ signifie habitant de l’intérieur ou gens de l’amont – englobe différents groupes ethniques qui se définissent surtout par opposition aux populations vivant sur les aires côtières où prédominent Malais – organisés en sultanats étatiques comme au Brunei – et Chinois. Différentes aires culturelles  peuvent être distinguées parmi ces groupes de l’intérieur : les Kayan-Kenyah, les Modang du centre et de l’est de Bornéo ; les Kelabit au Nord du Sarawak, les Murut du Sabah, correspondant à l’aire culturelle des hauts plateaux ; les Ngaju et les Uut Danum du sud de Bornéo, dans l’aire Barito ; les Dayak du sud-ouest et de l’ouest de l’île avec pour groupe principal celui des Iban, explique Antonio Guerreiro,ethnologue, spécialiste du monde insulindien (4). Pourquoi cet ethnonyme : « Iban », plus exactement cet exonyme, ce nom leur ayant été donné par d’autres ethnies ? En fait les Iban n’avaient pas de mot pour se définir. Ils disaient : « Nous sommes les gens d’ici, de la rivière, du bassin de rivière. Iban possède d’ailleurs dans leur langue le sens plus général de personne, « homme ordinaire » en opposition au spécialiste rituel comme le lemambang, le barde-prêtre qui officie lors des grands gawai, ces cérémonies organisées dans la longue maison. »

Si ces groupes possèdent une ou plusieurs langues propres, idiomes ou dialectes, différentes expressions artistiques et styles architecturaux, des organisations sociales particulières,  plusieurs traits communs les rassemblent : ce sont des populations non islamisées, d’origine austronésienne (5) de religion traditionnelle – polythéistes -, habitant pour la plupart des longues-maisons au bord des rivières – exception faite des Punan-Penan, des Bukat et Beketan, anciens peuples nomades – et vivant principalement de la culture par essartage du riz de montagne (technique du ladang ).

Essartage du riz de montagne © www.philippepataudcélérier.com

Les Iban ont migré de la vallée du Kapuas (Ouest du Kalimantan, partie indonésienne) au 16e  siècle pour entrer au Sarawak, vraisemblablement en quête de larges étendues de forêts primaires à défricher. Au fil de leur progression, ils ont assimilé ou repoussé essentiellement des petits groupes de chasseurs-collecteurs. Quand la communauté devenait trop importante – l’inflation démographique et l’intense défrichage qu’elle exerce sur les forêts exigent continuellement de nouvelles conquêtes territoriales – elle se divisait en sous-groupes qui s’organisaient autour d’autres territoires permettant cette nouvelle adéquation entre population et ressources.

Au cœur de cette mobilité territoriale, ce mode d’habitat qu’autorise la  longue-maison. Fait important, la langue Iban est restée assez homogène malgré des accents locaux reconnaissables. Avec 600 000 locuteurs sur 3,5 millions de personnes environ, les Iban sont aujourd’hui le groupe Dayak le plus important. Notion essentielle donc, le territoire qui permet aux Iban de structurer leur dynamique migratoire. Une dynamique tenant autant à leur mode d’organisation politique qu’à la nature du système de parenté qui façonne leur communauté.

Société à  filiation indifférenciée – dite aussi cognatique (6) -, ce système ignore le sexe pour définir les liens de parenté. « En revanche, il tient compte de l’âge, de la proximité généalogique et de la filiation. Il autorise l’individu à choisir son affiliation – obligatoire pour obtenir son statut dans la communauté – selon ses intérêts personnels. Ce choix réversible permet d’alterner coopération et concurrence, et favorise de fait l’émergence de la famille conjugale ou de la famille-souche (composée de trois générations dans le bilek) ainsi que la prolifération d’héritiers. (Celle-ci conditionnant pour leur survie de nouvelles conquêtes territoriales). Si le mari peut s’installer dans le bilek de sa femme ou l’inverse (choix statistiquement équilibré : il y a autant de conjoints masculins ou féminins quittant leur maisonnée de naissance après le mariage),  les enfants doivent également choisir leur affiliation. Ils ne peuvent en aucun cas être membres du bilek du père ou de la mère à la fois. C’est là que se trouve le point nodal de la dynamique sociétale dans la longue maison. La  société iban montre aussi un taux de divorce élevé. Le « bilek », aussi « un appartement » dans la longue-maison, est rituellement fondé par la transmission d’une génération à l’autre, de biens de prestige (jarres, gongs…) ou encore symboliques, tels les charmes pengaroh, les semences de riz sacré, le padi pun.

Petite fille Iban © ppc
Petite fille Iban © www.philippepataudcélérier.com

Si la société Iban ne présente pas une hiérarchie sociale formalisée, son organisation n’est pas acéphale pour autant : chaque longue-maison est dirigée par : le tuai rumah, lequel,  bien que n’ayant pas de pouvoir étendu, doit posséder un certain charisme. Sa fonction n’est donc pas héréditaire, le mérite prévaut sur la rente, mais tributaire d’une capitalisation de prestiges obtenus par l’individu, à force de bravoure, d’éloquence, d’habileté guerrière, … C’est pourquoi la société Iban a souvent été décrite comme égalitaire avec pour moteur de développement et d’évolution économique mais aussi sociale et politique, la reconnaissance par la communauté des différences acquises par l’individu. Equitable plus qu’égalitaire puisque la compétition va hiérarchiser les hommes selon leurs capacités à se différencier : à produire des richesses ou à réduire en esclavage leurs ennemis (7).  « Notons qu’à Bornéo, les sociétés à chefferie héréditaire, comme les Kayan-Kenyah, Kajang et les Modang, sont à petite démographie, alors que les Iban numériquement dominants et en expansion expriment une idéologie égalitaire et compétitive. Il semble que chez ces derniers, les «  Grands hommes ou femmes » grands guerriers, chefs coutumiers, prêtres et tisserandes, soient les acteurs majeurs de la vie sociale ; ils s’opposent aux « pauvres », aux gens marqués par le mauvais oeil – tau tepang – qui connotent, eux, la  malchance et la ruine. Ceux-ci tombaient souvent dans la dépendance pour dette. » complète Antonio Guerreiro (8).

Rituel iban, Sarawak © www.philippepataudcélérier.com

La communauté est donc tirée par ses individus qui cherchent prestiges et statut social. Un mérite transmis aujourd’hui souvent de père en fils, par manque de compétiteurs au sein de longue-maisons démographiquement plus faibles. Mais comme tout privilège, un mérite peut devenir une charge. D’autant plus mal vécue par l’héritier s’il n’a pas la volonté ni l’autorité naturelle pour emplir cette fonction. Le «  tuai rumah » doit arbitrer les conflits entre les bilek d’une longue-maison selon l’« adat », la coutume ;  faire respecter les interdits – pamali – ainsi que coordonner les activités liées au cycle agraire du riz, des semis jusqu’à la récolte. La longue-maison est aussi une unité rituelle placée sous la responsabilité de l’augure, le tuai burong, qui prend les présages des sept oiseaux principaux (ce sont les messagers des dieux anthropomorphes du monde supérieur) pour le compte de la communauté. Parfois c’est la même personne qui cumule les fonctions de chef et d’augure, englobant un domaine d’autorité aux limites du sacré et du profane.

Rituel Iban © www.philippepataudcélérier.com

La chasse aux têtes n’avait pas pour objectif principal de rapporter des têtes, mais s’inscrivait dans l’organisation de rituels qui impliquaient pour être pleinement efficaces, l’utilisation de têtes. Le sacrifice doit assurer le but recherché : la fertilité du sol, de l’eau et des hommes.  Une expédition de chasse aux têtes fructueuse n’était-elle pas la promesse d’essarts regorgeant de paddy au retour ? La mythologie Iban élaborant sur ce thème une vaste métaphore qui identifie les têtes à des panicules et les guerriers à des moissonneurs (ce qu’ils étaient en temps de paix). (9) Certains ethnologues corrélant fortement chasse aux têtes et sociétés basées sur une économie horticole !  En Asie du Sud-Est, la chasse aux têtes a fini par s’imposer durablement dans les activités guerrières comme processus de différenciation sociale. La bravoure, le courage, l’habileté, distinguant les uns des autres.

Crâne-trophées au sein d’une longhouse © www.philippepataudcélérier.com

Chez les femmes, ce prestige social repose sur le tissage (complexité du motif, habileté d’exécution, connaissance rituelle). Il est amusant d’observer que ce savoir technique et l’usage de certaines préparations caustiques exigées pour certaines teintures est appelée kayau indu’, la guerre des femmes ; Kayau signifiant en iban : « aller prendre des têtes » ou « expédition de chasse aux têtes ; par extension guerre ou expédition guerrière.Les crânes-trophées, antu pala pouvaient alors être disposés sur des étagères rectangulaires. Chez les Iban, ils étaient suspendus à des vanneries de rotin dans les galeries des longues maisons (10).

Dans les sociétés de tradition orale, le corps, marqueur identitaire, est souvent utilisé comme lieu de mémoire et d’expression, –  la nudité prédispose – pour signifier à l’autre son rang, sa fortune, sa puissance, ses ancêtres, son courage… « Chez les Iban, la prise de tête était validée par le tatouage. Cet acte guerrier était ainsi affiché sur le corps au vu et au su de tous.  Avec peut-être cette idée qu’on retrouve souvent dans la culture austronésienne, précise Antonio Guerreiro, que le tatouage devient lumineux dans l’au-delà pour que le tatoué puisse être repéré par ses ancêtres »

Mutai © ppc
Mutai © www.philippepataudcélérier.com

Mutai, vieil Iban de la longue-maison de Kachong, exhibe ses tatouages avec fierté comme un paysan compterait les cernes de croissance de son plus bel arbre. De la tête aux pieds pas un espace de peau n’est épargné. Si le vieil homme n’a aucune idée de son âge, –  autour de 90 ans soufflent ses proches – il se souvient comment et pourquoi ces dessins indélébiles ont marqué sa peau. Chacun raconte une histoire : l’histoire d’un corps rapportant d’abord ce qu’il a supporté. Agression infligée au corps, le tatouage donne à celui qui le porte, prestige et considération. Et plus le tatouage est difficile et douloureux – celui réalisé sur la gorge particulièrement délicat est donc très prisé – plus la séduction du tatoué est forte. Ainsi la souffrance endurée, – endurcissant le corps pour les Iban – devient un gage de résistance et d’endurance à la souffrance à venir. Les femmes étaient ainsi sécurisées et méprisaient le plus souvent les hommes non tatoués.

Le tatouage raconte aussi l’histoire d’un lieu visité (historique ou mythique) et d’un autre temps (passé ou à venir). Sur les pectoraux du vieil homme, deux femmes ont été dessinées, taille de sirène hanchée à coups de bikini, main gauche levée pour vous saluer. Le tatouage a été exécuté à kuala Lumpur confie Mutai. Plus significative encore, l’histoire de la distance parcourue, symbole de force, de courage, d’habileté, de richesse, sanctionnée par la coutume iban dite bejalai «  dans laquelle les hommes quittent leur village pour entreprendre n’importe quel voyage leur apportant profits matériels et prestige social » explique Peter M. Kedit. (11) « C’est peut-être parce que, rappelle Marc Augé, toute initiation implique une sorte de voyage (hors de soi, vers les autres) que tout voyage reste quelque peu initiatique (12) ». Si « dans le passé, le bejalai était une aventure pour les jeunes hommes à la recherche de plaisirs et qui avaient du temps à perdre avant de s’attacher à subvenir aux besoins d’une famille dans la longue-maison (…) le bejalaiest aussi une sorte de substitut au culte des chasseurs de tête ? » poursuit Peter M. Kedit.

Mutai © ppc
Mutai © www.philippepataudcélérier.com

Quand les Radjahs blancs ont supprimé le culte Iban de la chasse aux têtes à la fin du 19e siècle (13), les Iban se sont tournés vers le bejalaiavec une intensité similaire à celle qu’ils mettaient dans les expéditions de chasse aux têtes. Mais au lieu de revenir avec des têtes comme trophées, ils reviennent, pour prouver leur valeur, avec des jarres chinoises anciennes. Le bejalai supplante la chasse aux têtes lors de la célébration de festivals rituels élaborés, dits gawai, en procurant un statut à ceux qui rentrent d’un bejalai(statut qu’obtenaient auparavant les chasseurs de têtes). Autrefois, il s’agissait de célébrer le succès des expéditions de chasse aux têtes et, maintenant, le succès des expéditions commerciales dont ils rapportent les jarres chinoises (tajau). » Le bejalai consacre une activité économique, un travail, un emploi, un revenu qui va profiter à l’ensemble de sa maisonnée. « Vous voyez ! poursuit le vieil homme. Celui-ci a été réalisé à Kuala Lumpur tandis que j’étais manœuvre sur un chantier. Celui-la à Brunei où je travaillais sur une plate-forme de forage….» Deux pays qui sont pour nombre de migrants des gisements d’emplois à forte valeur ajoutée et signifient pour la communauté une source potentielle d’enrichissement. Signes extérieurs de richesse, ces « toponymies tatouées » témoignent ainsi pour son possesseur, d’un possible statut de possédant ; une éventualité, gage de curiosité insatiable de la part des femmes.

Iban © ppc
Iban © www.philippepataudcélérier.com

Car les principales cultures d’exportation – café et caoutchouc – sources de revenus pécuniaires pour les Iban, (le riz étant consommé) ne sont guères rentables aujourd’hui à l’aune de prix fixés par les cours d’un marché mondial. (Bien que toujours pratiquées comme l’attestent les nombreuses plantations de poivriers et d’hévéas présentes autour des longues maisons). Reste le développement touristique mais à petite dose, les agences l’ont bien saisi, pour ne pas réduire à néant ce fragile « écosystème socio-culturel » qui fait toutes leur attractivité. Quant aux logiques guerrières pour adapter in fine le taux de croissance démographique d’une communauté aux capacités de ressources naturelles d’un territoire, la pacification a mis un terme aux extensions militaires ; la christianisation a sapé l’idéologie guerrière.

Aujourd’hui pour faire davantage que survivre, – se soigner, envoyer ses enfants à l’école, – les Iban doivent chercher un emploi en milieu urbain ou dans une grande société pétrolière ; posséder si possible une formation car la concurrence est dure sur les métiers non qualifiés. La motorisation des transports a rapproché les villes de l’amont des rivières. La distance ne suffit plus pour s’élever. Les nouvelles générations veulent désormais faire des études dans les grandes villes. La chasse aux diplômes prend le relais de la chasse aux têtes pour éventuellement courtiser ces chasseurs de tête, en milieu urbain, pourvoyeurs d’emplois seulement pour les meilleurs élèves. Si la compétitivité est toujours là, le carnet de notes ou le diplôme accroché dans la galerie, est plus éloquent qu’un tatouage.Chaque fin d’année, la communauté attend le retour des enfants prodigues, ceux qui possèdent les familles les plus argentées. Une poignée qui revient pour les grandes vacances dans le bilek sous les yeux émerveillés de leurs parents. Un jeune Iban est en train d’apprendre les nouvelles technologies de l’information. C’est sa deuxième année. La présentation des cours est aussi cérémonieuse qu’une initiation. La famille regarde le cahier de notes qui circule dans toute la longue-maison. « Ce que nous enseignent les rites, écrit Marc Augé, c’est l’indissociabilité de la construction de soi et de la rencontre des autres ».

Jeune Iban © www.philippepataudcélérier.com

 Sur l’avant-bras du jeune garçon, à l’endroit précis où il vient de retrousser sa manche de chemise, on aperçoit un tatouage. Les regards convergent sur ce cœur percé d’une flèche. Quelques lettres se chevauchent, maladroites, irrégulières, déliées, distendues, comme absorbées par le buvard de la peau. Qu’importe ! Le prestige n’est plus lié à la complexité du motif et à sa beauté cicatrisante mais à cette part d’imaginaire qui électrise chaque pupille et qu’on nomme d’un mot abstrait : modernité. Drôle de tatouage au slogan altruiste, suscitant fierté dans le bilek de l’étudiant et une curiosité matinée de considération dans la communauté. Etrange respect qui semble désormais tenir pour les Iban, surtout pour les plus jeunes, moins à la distance parcourue qu’à la mise à distance de leur propre culture. Sur le bras, il est écrit : « I love you ».

© Philippe Pataud Célérier, texte et images

Notes : 

(1) Le fleuve se jette en mer de Chine méridionale, à hauteur de Kuching, ville côtière et capitale de l’Etat du Sarawak. (2) Riz non décortiqué. (3) Le monde malais, Charles Robequain, Payot, Paris, 1946. Bornéo, Les dayaks dans la collection François Coppens, Musée départemental de Préhistoire de Solutré, octobre 1996. (4) Chercheur associé à l’IRSEA-CNRS, Université de Provence, Marseille, et membre de l’équipe « Objets, cultures, sociétés », Musée de l’Homme/MNHN, Paris. (5) « Les austronésiens ou malayo-polynésiens, originaires de la Chine du Sud-Est et de Taiwan migrèrent aux Philippines et à Bornéo pour s’établir sur les côtes du Vietnam central au cours du premier millénaire avant notre ère. Selon les indices fournis par l’archéologie leur implantation dans la péninsule malaise se situerait dans la même fourchette chronologique. »  Quelques repères dans l’ethnologie du Sud-Est, Antonio Guerreiro, in Globe-Mémoires, Paris, novembre 1999. Mentionnons ici le cas particulier des Bidayuh ou «Land Dayaks » ensemble ethnique possédant également de rares mots austroasiatiques au sein de l’Austronésien, et partageant avec les Modang l’institution de la maison des hommes. » (6) Le terme cognatique vient de cognats qui désigne les individus descendant d’un ancêtre par les hommes ou par les femmes. Introduction à l’étude de la parenté, Christian Ghasarian, Point, Edition du Seuil, 1996. Report on the Iban, Derek Freeman, The Athlone Press, Londres, 1970. (7) Sur ce sujet, lire La production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Fayard, nouvelle Edition, 1996. (8) Formes extrêmes de dépendance, contributions à l’étude de l’esclavage en Asie du Sud-Est, sous la direction de Georges Condominas. Stratification sociale et relations de dépendance à propos de Bornéo, Antonio Guerreiro, EHESS, Paris, 1998. (9) La mort à deux visages, Pascal Couderc, in Bornéo, des chasseurs de têtes aux écologistes, dirigé par Antonio Guerreiro avec l’assistance de Pascal Couderc, Editions Autrement, Série Monde N°52, Paris, mars 1991. (10) La chasse aux têtes : une dette de vie ? Christian Coiffier, Antonio Guerreiro, in La mort n’en saura rien, Musée national des arts d’Afrique et d’Océanie, Paris, 1999. (11) Du bejalai à l’exode, Peter M. Kedit, in Bornéo, des chasseurs de têtes aux écologistes, déjà cité, p.125 et suivantes. Voir aussi Iban cultural heritage, in The Sarawak Museum journal, N°61, décembre 1989, Kuching, Sarawak. (12) Le temps en ruine, Mar Augé, Galilée, Paris, 2003. (13) La chasse aux têtes a été officiellement supprimée en 1888 mais il faudra attendre 1924 pour le « peace meeting » de Kapit entre les Iban et les autres athnies : Kenyah, Kayan, etc. pour en venir à bout. Les Rajahs blancs, la dynastie des Brooke à Bornéo, Bob Reece, Les Editions du Pacifique / Arte Editions, 2004. Voir également : Reine, coupeurs de tête. Ma vie à Bornéo, Margaret Brooke, Editions Olizane, Genève, 2000.

Pour en savoir plus : 

The Sarawak Museum journal, excellente revue éditée à Kuching. Bornéo, des « chasseurs de têtes » aux écologistes, dirigé par Antonio Guerreiro avec Pascal Couderc, Editions Autrement, Série Monde N°52, Paris, mars 1991. Iban rites of passage and some related ritual acts, Henri Gana Ngadi, Percetakan Nasional Malaysia Berhad, Kuching, Sarawak, 1998. Hornbill and Dragon. (Naga dan Burung Enggang), Bernard Sellato (Singapour-Jakarta, Elf Aquitaine, Indonésie-Malaisie), 1989. Masks of Sarawak in the Collection of the Museum Negara Malaysia, Mohd. Kassim Haji Ali. Museum Association of Malaysia, Kuala Lumpur, 1983. Ties that bind. An Exhibition Catalogue of Ikat Fabrics, Datin Amar Margaret Linggi. Williamsburg, Virginia, juillet 1998. Le Pua’ Kumbu’ : la couverture sacrée des Iban de Sarawak, Vernon Art Kedit, in Les Arts de Malaisie, les Editions du Pacifique, Paris, 1994, pp. 151-159. Journal de Jacques de Morgan dans la presqu’île malaise, 1884. CNRS-Editions, 2004 ; Andrée Jaunay avec les contributions de Christine Lorre, Antonio Guerreiro et Antoine Verney. Préface de Geneviève Dollfus et avant-propos de Christian Pelras. 

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