Lee Gap Chul, l’essence non la forme
Lee Gap Chul, l’un des photographes coréens les plus singuliers, est exposé à la Maison de La Chine à partir du 30 novembre jusqu’au 1er mars 2016. Une vingtaine de photographies sont présentées. De ses premiers travaux réalisés dans les années 1990 jusqu’aux plus récents, présentés l’an dernier à Busan par le musée de la photographie de Goeun. Une belle consécration. Car Busan, la deuxième ville de Corée du Sud a un rapport très étroit à l’image. Elle héberge le BIFF, le Festival International du Film de Busan; le plus important d’Asie.
Au premier regard, son flair a l’odorat des grands fauves ; le coup d’œil comme un coup de patte; l’instinct du prédateur qui débusque et fixe. Lee Gapchul (Jinju, 1959) c’est le regard à la volée, l’image prise avec effraction ; cadrages ouverts comme des bris de clôture, lignes de fuite avec des sujets tronqués et sous la lumière corrosive ce grain irisé pareil au verre pillé. A priori seulement. Car pas plus qu’il n’enferme, Lee Gapchul ne fige un instant. Chez Lee tout bouge, tout fuit, rien n’est statique.
Comme ses sujets qui souvent filent hors-champs. Amusant de noter que l’étymologie latine d’« instans » serait à puiser dans « instare » : serrer de près.
Serrer de près. On le voit. Lee ne peut s’y résoudre. Même cadrés ses personnages se dérobent ; tronqués, floutés, dilués par des contrastes extrêmes.
Ici cet homme, centré, de dos, en pleine mer dont on perçoit seulement le crâne flotter sur une ligne d’horizon prête à couler; là cet autre, qui marche d’un pas décidé, sans tête, littéralement absorbé par ses pensées ;
ou bien ces silhouettes au grain éclaté, qu’aucun trait ne vient réellement délinéer.
Si les choses passent on sent surtout qu’elles se passent à l’insu de nos regards. En dehors du cadre déterminé par Lee.
Et là est la force de son regard qui nous pousse à vouloir voir au-delà de cette conventionnelle – et très rassurante – finitude que combinent le temps et l’espace quand l’un est arrêté et l’autre encadré.
Chez Lee l’instant saisi témoigne toujours de son caractère inachevé ; de ce temps qui devient durée dans l’étirement de cet espace à venir que suggèrent tous sujets excentrés. Un état que souvent seul le flou peut révéler avec le moins d’approximation. Paradoxe stimulant. Mais pour dire quoi ?
Si ces sujets échappent à notre regard c’est parce qu’ils projettent aux yeux de Lee une identité qui reste à définir. Qu’est ce qui fait ce que nous sommes ? Comment définir cette « coréanité » si tant est qu’elle existe au-delà de cette question; lancinante pour tous Coréens façonnés par une histoire faite d’invasions successives et d’assimilation forcée.
La dernière fit de la Corée une province japonaise pendant près de 35 ans (1910-1945).
Concept d’autant plus flou que Lee le tient à distance de ces représentations identitaires formatées par un pouvoir ou par un marché en quête de commodités consuméristes comme cette K-pop, dernier filon juteux exporté par des mâles androgynes sur lequel les industries culturelles aimeraient bien capitaliser l’image contemporaine d’une identité coréenne plus facilement exportable.
Lee Gap Chul échappe à tous diktats. Ce qui l’intéresse c’est moins la forme que ce qui lui donne vie. Ce qui est permanent dans ce qui est susceptible de changer. Les racines non les feuilles.
Faire voir sans montrer, les êtres, la terre qui fait ce qu’ils sont et redoutent de ne plus être face au ciel immense;
à peine rétréci par cette filiation de croyances ancestrales, de gestuelles chamaniques empruntées à cette lointaine Sibérie ; dans cette lenteur diffuse ritualisée sous l’œil de Lee à flore de sels d’argent. Décadrer, flouter, diluer…
Une esquisse qui est une esquive à tous nos mondes finis. Une esthétique vernaculaire qui est une liberté de regard et une mise en défi de notre époque pleine de flux et d’images. Souvent vides. Mais parfaitement cadrées.
10 novembre 2015.
texte © Philippe Pataud Célérier, Commissaire d’exposition.
Lire également le dernier article de Martine Bulard illustré avec des photographies de Lee Gap Chul : La Réunification de la Corée aura-t-elle lieu ? Le Monde Diplomatique, janvier 2016.
Biographie :
Né à Jinju en 1959 dans cette province du Gyeongnam qui se trouve au sud-ouest de la Corée du Sud, Lee Gap Chul vit et travaille aujourd’hui à Séoul. Diplômé en 1984 des Beaux-arts en photographie à l’Université de Shingu (Seongnam) il participe à de nombreuses expositions personnelles et collectives ; que ce soit au sein de prestigieuses galeries comme la galerie Lux de Séoul, la grande biennale photographique de Daegu (2006, 2014) ou au sein des plus prestigieuses institutions coréennes : le Musée d’Art de Kumho, le Musée de la Photographie (Séoul, 2002), le musée d’Art contemporain (2008, Gwacheon), le musée de la photographie GoEun de Busan (2012) avec qui, suite à un travail de commande, Lee publie ses derniers travaux : Silence et Romance, 2014.Parmi ses autres publications : Energy, Le musée de la photographie, 2007 ; ou Conflict and reaction, Photonet, 2010. Ses photographies ont été exposées en Europe mais aussi aux États-Unis où il compte de nombreux collectionneurs.
Pour en savoir davantage sur la photographie coréenne, lire La Corée du Sud décryptée par ses photographes contemporains