Kim Jae-Kyeong, photographe des espaces en voie de disparition
Avec un regard d’une grande humanité, Kim Jae-Kyeong interroge depuis deux décennies cet urbanisme sans urbanité de Séoul ; là où dit-on s’éprouve solitairement de plus en plus durement la communauté des hommes.
Le chantier qui depuis 2006 s’est emparé de la prestigieuse porte Gwanghwamunest terminé. Une fois de plus, les travaux titanesques qui ont secoué le vaste quartier historique du nord de Séoul, auraient pu susciter de nombreuses protestations. Ne s’agissait-il pas de déplacer la porte d’accès principale menant au Gyeongbokgung, palais royal, depuis le 14e siècle, de la plus longue dynastie qu’ait connu la Corée avant son annexion par le japon, en 1910, il y a tout juste cent ans. Travaux absurdes auraient pu crier certains, probablement conditionnés par une nouvelle opération immobilière auraient pu souffler d’autres puisqu’il s’agissait de reconstruire la porte en privilégiant le bois et la pierre tout en réorientant son ouverture de 5,6 degrés dans le sens des aiguilles d’une montre, à une quinzaine de mètres plus au sud du lieu qu’elle occupait.
« En fait, explique Kim Jae-Kyeong, l’œil toujours en alerte derrière des lunettes rondes, ce chantier n’a guère soulevé de protestations. Lorsqu’en 1394, le roi Taejo choisissait Séoul (alors Hanyang) comme site de la future capitale, il le faisait en raison de sa géographie exceptionnelle. Le palais adossé aux montagnes et protégé des vents froids du Nord s’ouvrait au sud sur le fleuve Han par cette majestueuse porte qu’empruntait le roi et dont le nom signifie : « porte d’où la lumière éclaire le monde ».
Fleuve et montagnes garantissaient ainsi au lieu une configuration géomantique (p’ungsu chiri en coréen)extrêmement favorable à son développement. En déplaçant la porte les Japonais ne démantelaient pas seulement un patrimoine important en 1927, mais sapaient l’axe géomantique sur lequel s’appuyait Séoul. Et chacun sait qu’un espace (maison, palais, ville) parcouru d’énergies mal équilibrées est propice aux fléaux. La Corée allait connaître pendant près de cinquante ans la colonisation japonaise, l’une de ses pires périodes. En reconstruisant la porte à sa place initiale à quelques semaines du G20qui réunit d’ici quelques jours les chefs d’Etat des plus grandes nations, la Corée va enfin renouer avec un avenir auspicieux ; voilà ce que certains pourront déduire de cette nouvelle traduction topographique des énergies circulant à Séoul. Le symbole est fort et l’Etat l’a bien saisi. Pour le reste…. »
Pour le reste, on aurait bien du mal à lire encore cette géomancie dans une capitale équarrie par un urbanisme fonctionnaliste digne d’un imaginaire Corbuséen. Car, et c’est la première chose qui frappe le visiteur arrivant en Corée, un habitat collectif, rationalisé et produit en série comme des articles manufacturés, – les tanji – lamine sans fin les grandes villes coréennes sous l’œil désabusé de Kim Jae-Kyeong.
Le photographe a une cinquantaine d’année. Spécialisé en architecture, il a passé la moitié de sa vie à photographier Séoul. Mais « à force de voir surgir des architectures sans architecte le plus souvent sur les gravats de quartiers traditionnels » il s’est retourné vers tous ces lieux non encore standardisés par cette nouvelle utopie urbaine. Les enjeux sont d’importance. « En réduisant les différentes espèces d’espaces ne menace t-on pas à terme les écosystèmes qui nourrissent nos pensées ? » se demande Kim Jae-Kyeong retrouvant à quelques décennies de distance les interrogations d’un André Breton souvent clairvoyant : « La médiocrité de notre univers ne dépend t-elle pas de notre pouvoir d’énonciation ? »
Ces espaces en voie de disparition, Kim Jae-Kyeong va les étudier sans relâche, les cherchant jusque dans ces « villages lunaires » comme on les désigne en Corée, ces lieux d’habitations qui s’accrochent aux flancs des collines à mesure que les grandsensembles colonisent Séoul et sa périphérie. Si dans les années 1970, 90% des logements de Séoul étaient des maisons individuelles, ils ne seraient plus que 20% aujourd’hui. Jae-Kyeong va ainsi photographier venelles, recoins, marches d’escalier, chaises, dessins, toutes ces traces de vie qui témoignent de la façon dont chaque habitant s’est approprié son espace. « Et à la différence des grands ensembles d‘habitats, les lignes ne sont jamais droites. En fait deux modes de vie s’opposent : les logements sont habités dans un cas ; possédés dans l’autre …. à moins que ce ne soient leur propriétaire soumis à ces plans d’occupation des sols et des têtes qui quadrillent et rationnalisent jusqu’aux rapports sociaux ».
Kim Jae-Kyeong n’oublie pour autant les problèmes auxquels la capitale a été confrontée (voir La Corée du Sud décryptée par ses photographes contemporains). En l’espace de vingt ans, la population séoulite a plus que triplé – de 2,4 millions en 1960 à 8 millions en 1980 – pour atteindre 11 millions en 2010. Il sait qu’une politique de logement de masse devait être lancée pour répondre, et souvent dans l’urgence, à une incroyable demande d’habitats dont les causes étaient multiples : crise du logement engendrée par les effets dévastateurs de la guerre de Corée (1950-1953) ; exode rural massif dans une capitale qui ne peut guère s’étalée, cernée de montagnes et se situant à deux pas aussi de la frontière Nord-Coréenne. Pour toutes ces raisons, l’objectif fut de densifier l’habitat par le biais de ces grands ensembles d’immeubles qui devaient aussi servir d’outil de modernisation économique (développement d’infrastructures) et de développement d’une classe moyenne, propriétaire de son espace pour assurer une plus forte longévité aux logements ainsi créés.
Posséder un appartement est devenu le signe d’une incontestable réussite sociale « au détriment de cette solidarité collective que cimentaient les maisons basses traditionnelles. On était tous au même étage ». Les tanji se livrent donc à une concurrence effrénée pour séduire toujours davantage. Cette séduction passe par une modernité de plus en plus désocialisante. Les rapports humains sont sacrifiés sur l’autel d’une domotique sécurisante, informatisée, automatisée innervant des tours de plus en plus hautes et sophistiquées avec un vide en proportion. « Est-on seulement sûr que cet habitat urbain est adapté aux besoins des hommes ? Pour seule réponse on le systématise alors que la dénatalité, le taux de divorce et de suicide sont aujourd’hui très élevés en Corée ; parmi les plus forts des pays de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE) » fait observer Kim Jae-Kyeong dont les photographies témoignent, en fait, d’une seule préoccupation: « Combien de temps encore pourrons nous vivre dans des lieux qui nous sont de plus en plus hostiles ? »
Philippe Pataud Célérier, paru dans Chine Plus N°17, 9 décembre 2010
Pour en savoir plus :
Kim Jae-Kyeong : né en Corée en 1958 à Kwangcheon (province de Chung Nam). Après un travail d’imprimeur dans un laboratoire et des études d’informatique, il devient photographe pour le célèbre magazine PLUS. Il est élu meilleur artiste de l’année en 2003 par le Musée de la photographie de Séoul dirigé par la Fondation Hanmi. Publie en 1998, Nature et architecture, et en 2000 Mute (Geurim). Sélectionné chaque année par le Séoul Photo Fair, principal salon d’art dédié à la photographie. Il est aujourd’hui l’un des photographes majeurs de la scène urbaine coréenne.